Les archives de la Fondation Antonio Machado à Collioure

Hommage à Antonio Machado pour le 85° anniversaire de sa mort

Collioure, le 25 février 2024 – Centre Culturel de Collioure

« Ravive tes souvenirs, Mon frère. Nous ignorons à qui demain appartiendra » :

Les archives de la Fondation Antonio Machado à Collioure

Verónica Sierra Blas

Université d’Alcalá ; LEA-SIECE ;FAM

Présentation

Bonjour à vous tous et merci beaucoup, Madame la Présidente, de votre généreuse présentation. C’est un plaisir et un privilège pour moi de pouvoir prendre la parole un grand jour comme aujourd’hui pour vous présenter les archives de la Fondation Antonio Machado de Collioure. Même si je vais parler en espagnol, tous les exemples que je vais utiliser seront projetés sur l´écran en français, donc j’espère que tout le monde comprendra ma conférence. Je voudrais commencer avec la lecture de quelques mots écrits par le sculpteur, peintre et poète Manolo Valiente, l’un des créateurs de notre Fondation avec la professeure Monique Alonso et l´écrivain Antonio Gardó :

«  Je suis responsable, Don Antonio, si la Mairie de Collioure a placé une boîte aux lettres sur la tombe où vous reposez ta chère mère et toi. Pardonne-moi, bien qu’il me faille t’avouer que c’est la seule chose qui me soit venue à l’esprit devant la perspective de voir disparaître tant de messages d’amour et de respect envers toi. Je crois que de la sorte toutes ces manifestations d’extraordinaire et intense affection de la part de ton peuple pourront être connues un jour […]. Les lettres et les poèmes des gens te prouvent que ton peuple est avec toi […]. Tu n’es pas mort […]. Que ta modestie d’homme bon excuse mon audace « .

Ces mots de Manolo Valiente suffisent à expliquer comment a commencé l’histoire que je vais vous raconter. Ils furent prononcés ici même où nous nous trouvons lors de l’hommage que La Fondation Antonio Machado rendit au poète et à sa mère à l’occasion du 50° anniversaire de leur mort en février 1989 et ils furent publiés dans un ouvrage pris en charge par la Fondation dans lequel pour la première fois furent transcrits et reproduits des lettres et des messages que de nombreux lecteurs, des compatriotes et des admirateurs déposent sur sa tombe au Cimetière Municipal de Collioure depuis plus de soixante ans.

Lors de cet hommage de 1989, Manolo Valiente demanda publiquement des excuses à Antonio Machado de la part de la Fondation pour avoir pris la décision d’installer une boîte aux lettres à côté de sa sépulture. Toutefois, Même si les raisons fondamentales à l’origine de cette décision, comme il le dit dans son discours, étaient la sauvegarde de toutes ces manifestations d’affection portées au poète et le souci de conserver pour les générations futures sa mémoire, il y a eu une autre raison moins noble et plus pratique que notre président d’alors oublia d’évoquer. En effet, il s’agissait impérativement d’entretenir et de préserver la tombe exposée à l’incessant pèlerinage des visiteurs au cimetière et à l’habitude de plus en plus fréquente de laisser sur la pierre tombale une offrande écrite, peinte ou autre.

Ces trois questions en lien avec cet évènement si important dans l’histoire de notre Fondation que fut l’installation de la boîte aux lettres, sont le socle de ma conférence et j’aimerais y répondre dans le temps qui m’est imparti :

 A quel moment la tombe d’Antonio Machado est-elle devenue un lieu de pèlerinage, de culte et de mémoire ?

Pour répondre à cette première question, il nous faut revenir un instant vers deux moments clés de notre passé récent qui sont sans nul doute gravés dans votre esprit : le 22 février 1939 et le 16 juillet 1958.

Grâce aux excellents travaux menés par ceux qui ont étudié la vie et l’œuvre d’Antonio Machado, en particulier Monique Alonso et Jacques Issorel qui sont ici aujourd’hui, nous connaissons très bien l’engagement du poète pour la cause républicaine et son intense activité pendant la Guerre Civile. Nous savons parfaitement aussi dans quelles conditions il a fui Barcelone fin février 1939 avec sa mère Ana, son frère José et sa belle-sœur Matea, dans quel état physique et mental il était lorsqu’il traversa la frontière et arriva à Collioure, que furent ces derniers jours dans cette petite et modeste chambre de l’Hôtel Bougnol-Quintana dont les meubles sont devenus depuis peu des pièces de musée pour les touristes à l’Espace Machado.

La nouvelle de la mort d’Antonio Machado ce 22 février dans l’après-midi se répandit comme une trainée de poudre, semant le trouble et le désarroi. Nombreux sont les témoignages d’hommes politiques et d’écrivains espagnols et étrangers, mais aussi d’exilés ordinaires qui évoquent la déflagration que provoqua le décès du poète en France. Il y a aussi de nombreux exemples qui montrent comment les moyens de communication ont contribué à mythifier et à mystifier sa personne jusqu’à déformer parfois ce qui s’était passé, ainsi ce célèbre reportage paru début mars dans la revue uruguayenne España Democrática, l’organe du Comité Nacional Pro-Defensa de la República Democrática Española dans lequel on affirmait qu’ « Antonio Machado cessa d’exister dans un camp de concentration en France, perdu au milieu de la multitude de ceux qui avaient été évacués à l’issue de la Chute de la Catalogne ».

La répercussion médiatique et publicitaire de la mort d’Antonio Machado, ajoutée à l’importance et à la reconnaissance mondiale de son œuvre, en firent très rapidement le symbole de l’exil du peuple espagnol. Ce caractère symbolique prit de plus en plus d’ampleur au sein de la communauté exilée. Cette communauté des exilés républicains doit être regardée à partir d’une double perspective : comme étant une « communauté imaginée », de l’avis de Benedict Anderson et « une communauté émotionnelle », d’après les théories de Barbara H. Rosenwein.

Ces deux perspectives sont reliées entre elles. La première, la notion de « communauté imaginaire », montre comment sa capacité à survivre s’appuyait sur sa capacité à se forger une identité collective, à se maintenir unie et à défendre des valeurs et des principes communs. La seconde, celle de « communauté émotionnelle », dévoile combien ce groupe avait un besoin urgent, surtout aux premiers moments, de rites et de référents suffisamment forts pour affronter la déroute, l’exil, la répression, la peur, la douleur et le traumatisme qui les poursuivaient.

Il fallut attendre vingt ans pour que le poète ait une sépulture à lui, avec son nom écrit sur la pierre tombale. Cette longue attente s’explique par le manque de liquidités de la famille et leur incertitude face au futur. Voici ce qu’écrivit depuis le Chili José Machado à Gerardo Diego quelques mois avant la réinhumation à Collioure et alors que le Gouvernement franquiste demandait le rapatriement en Espagne des restes du poète : 

« On ne peut évidemment pas accepter un transfert (ni même soulever la question) tant que le régime actuel qui l’obligea à quitter sa patrie, est en place. Ce serait aller contre ses idées ».

La décision de construire une tombe fut prise par le Comité des Amis d’Antonio Machado, association fondée à Collioure en 1945 pour honorer la mémoire du poète. Il était présidé à ce moment-là par Félix Mercader, maire de Perpignan, Manolo Valiente tout comme Jacques Baills en faisaient partie. Ce fut sur proposition de ce Comité que l’écrivain et pédagogue José María Corredor – nous honorons la mémoire de sa fille Marie-Rose à l’occasion de cet hommage – publia le 12 octobre 1957 dans les pages du Figaro Littéraire le célèbre article intitulé « Un grand poète attend son tombeau », que vous pouvez lire sur notre site web.

Forts de l’appui du maître violoncelliste Pau Casals (depuis son exil à Puerto Rico), nous écrivons aux amis et admirateurs de l’œuvre de Machado afin de lui offrir une tombe. Unissons nos cœurs à sa pensée, pour que sa tombe devienne un hommage de tous les intellectuels à l’un des grands poètes lyriques de ce siècle.

Avec cet appel public, Le Comité des Amis d’Antonio Machado ne chercha pas seulement à donner une sépulture digne à l’un des plus grands poètes du XX siècle, il souhaita en outre que cette tombe soit comprise en elle-même comme un hommage à l’écrivain ; une tombe qui fut payée par souscription populaire : 98 personnes participèrent, parmi lesquelles figurent de grands noms de la culture et de la politique d’alors, mais aussi de nombreux anonymes.

Ainsi, à côté du caractère symbolique que la mort d’Antonio Machado a revêtu dans le cadre historique de l’exil comme nous venons de l’évoquer, cette conception dès l’origine de la tombe comme lieu d’hommage et de reconnaissance au poète a provoqué un autre phénomène tout aussi important : l’augmentation des visites au cimetière et la transformation de la sépulture en un « lieu de mémoire », pour reprendre les mots de Pierre Nora.

Ainsi que l’ont montré différents spécialistes, comme Manuel Aznar, membre du jury de notre Prix International de littérature, ces visites au cimetière de Collioure pour honorer la mémoire d’Antonio Machado se firent d’abord à l’initiative d’artistes et d’écrivains espagnols (beaucoup d’entre eux exilés), français, latino-américains et autres nationalités, et à l’occasion de dates importantes comme celle de l’anniversaire de la mort du poète qui nous réunit aujourd’hui.

La première de ces visites à être documentée eut lieu en 1945, une fois la France libérée de l’occupation nazie. Le 25 février, on clôtura au cimetière de Collioure la « Semaine Machado » au cours de laquelle, à Paris et à Perpignan, il y eut des conférences, des veillées littéraires, des concerts de musique espagnole, etc. Parmi les participants à cette semaine hommage de 45, on trouvait par exemple Corpus Barga, Marcel Bataillon, Lluís Capdevila, Jean Cassou ou Tristan Tzara, mais aussi des noms très importants dans l’histoire de notre Fondation comme ceux de Paul Combeau, Pauline Quintana ou Jacques Baills évoqué plus haut.

L’une des visites les plus marquantes fut celle du 22 février 1959 qui réunit devant la tombe actuelle d’Antonio Machado, certains membres de la génération de 50, comme Blas de Otero, José Agustín Goytisolo, Ángel González, Ángel Gil de Biedma, Carlos Barral, José Manuel Caballero Bonald ou José Herrera Petere, et sur laquelle nous avons des preuves écrites d’une valeur inestimable grâce à Asunción Carandell à qui je tiens à rendre hommage ce matin. Cette visite a revêtu une telle importance que certains historiens la considèrent comme étant, ni plus ni moins que l’« une des plus célèbres rencontres de la résistance intellectuelle au franquisme ».

Bien qu’à l’origine ces visites au Cimetière Municipal pour honorer Antonio Machado furent exceptionnelles et d’abord le fait de poètes et d’intellectuels, comme nous l’avons vu, avec le temps et surtout avec le retour de la démocratie en Espagne, quand on eut récupéré et libéré l’œuvre du poète de l’instrumentalisation franquiste dont elle fut l’objet, se développa petit à petit un consensus émotionnel qui en fit un véritable rite populaire.

Depuis 1975, les visites à la tombe d’Antonio Machado n’ont pas cessé. Même si les dates anniversaires sont privilégiées pour venir à Collioure rendre hommage au poète, il y en a toute l’année et elles concernent toute sorte de personnes venues de tous les coins du monde : des hommes, des femmes, des jeunes et des enfants, des étudiants et des professeurs, des écrivains et des lecteurs, seuls ou en groupe, exprès ou par hasard, des experts ou des néophytes de l’œuvre machadienne, des marcheurs de la mémoire, des descendants de l’exil ou des gens ignorants ses conséquences néfastes. Et tout comme l’avait fait dans le passé ces célèbres écrivains, ils chantent et/ou récitent ses vers à haute voix et laissent des traces de leur passage et de leur admiration envers le poète, offrant des fleurs, des plaques, des dessins et bien d’autres cadeaux.

La boîte aux lettres a-t-elle atteint les objectifs qui ont motivé son installation ?

Ce passage de l’érudition à la popularité concernant les visites au cimetière entre les années 40 et 70 du siècle dernier, nous amène à la deuxième question à laquelle je vais tenter de répondre dans cette conférence. La boîte aux lettres a-t-elle atteint les objectifs qui ont motivé son installation ? La réponse est oui, mais elle est plus que cela.

Bien qu’il soit courant que l’on trouve des objets et des mots écrits par les gens sur la pierre tombale, leur nombre a considérablement diminué depuis que la boîte aux lettres existe. En apercevant la boîte aux lettres, les visiteurs comprennent que son rôle consiste à recueillir toutes ces marques d’affection et de reconnaissance et ce n’est que lorsqu’elle est pleine ou parce les objets sont trop grands ou trop lourds et qu’il n’est pas possible de les mettre à l’intérieur, qu’ils les laissent sur la tombe. D’autre part depuis que la boîte aux lettres est là, la Fondation a commencé à collecter et conserver des documents, sans réelle organisation pendant un certain nombre d’années et sans projeter la création d’archives comme celles dont nous disposons maintenant.

Outre qu’elle a atteint ces deux objectifs, la boîte aux lettres a, sans le vouloir, réussi deux choses supplémentaires : elle a garanti la continuité du rite et elle l’a modifié de façon irréversible et substantielle. Je m’explique. Lorsque je dis que la boîte aux lettres a changé la façon qu’ont les gens de rendre hommage à Antonio Machado, je veux dire que sa présence a fait perdre de la spontanéité à ces manifestations et a changé leur mise en place.

Il est évident que sa seuleprésence inciteles visiteurs à écrire, mais certains, informés de sa présence par d’autres ou par les voies de communication, « viennent préparés », ou pour le dire autrement, ils apportent des objets qu’ils ont fabriqués chez eux ; sans parler, bien entendu, de la possibilité d’écrire à distance. Avant que ne soit installée la boîte aux lettres, les documents adressés au poète étaient toujours écrits in situ, au cours de la visite du cimetière, devant la tombe ; mais une fois la boîte aux lettres installée, des lettres adressées à Antonio Machado commencèrent à affluer au bureau de poste de Collioure ; des lettres que la Mairie décida de prendre en compte et de distribuer à son propriétaire légitime.

  D’autre part, cette différence de spontanéité apparait à travers la diversité des supports et des instruments d’écriture que révèlent les documents conservés dans nos archives et recueillis sur la tombe : à côté de ces documents griffonnés rapidement, au crayon ou  au stylo, parfois même avec un bâton de rouge à lèvres, utilisant ce qui est à portée de main, sur un support quelconque, des serviettes, des mouchoirs ou même des pierres, des post-its, des tickets d’achat, des factures, des billets de train ou d’autobus, des publicités, des entrées de musées,  etc…, nous trouvons d’autres documents imprimés ou photocopiés, fabriqués de façon artisanale, reliés ou cousus, écrits avec soin sur un ordinateur ou à la machine, utilisant des plumes ou des feutres de couleurs, sur des bristols, du papier, ou qui même ont été plastifiés ou encadrés pour garantir leur sauvegarde.

À quel moment et pourquoi les archives de la Fondation Machado de Collioure ont-elles été créées et que renferment-elles ?

Nous voici arrivés à la dernière question : à quel moment et pourquoi les archives de La Fondation Machado de Collioure ont-elles été créées et que renferment-elles ? Pour pouvoir répondre, il faut bien comprendre que l’histoire de nos archives, comme celle de la Fondation, est inséparable de l’histoire de la tombe et de la boîte aux lettres, c’est pourquoi j’ai parlé d’elles en premier, avant de vous parler de celle-ci.

La clé de la boîte aux lettres de la tombe a toujours été en notre possession. Miguel Martínez et Paul Combeau, le secrétaire et le trésorier de notre Fondation au moment de la création des archives, jouèrent le rôle de facteurs machadiens bien avant que cette fonction ne devienne une réalité, tâche qui incombe de nos jours à notre trésorier honoraire, Jacky Rodor. Grâce à Miguel et à Paul, une grande partie de ces documents déposés sur la tombe ou envoyés par courrier durant les premières années d’existence de la boîte aux lettres, a été gardée mais pas dans le but de créer des archives à proprement parlé, ainsi que je l’ai déjà dit.

Paul conservait ces mots laissés par les gens au cimetière, tout simplement parce qu’il n’avait pas le cœur de les jeter. Pour Miguel, les garder et les publier dans les bulletins annuels de la Fondation qu’il élaborait lui-même – en fait, il créa dans ce but une section intitulée Buzón/boîte aux lettres – était une façon de remercier leurs auteurs d’être venus visiter la tombe et de raconter aux autres ce qui s’y passait. Bien que leurs motivations soient différentes, tous deux étaient mus par les mêmes critères de sélection : les documents qu’ils ramenaient chez eux étaient ceux qui leur paraissaient les plus beaux, les mieux élaborés, les plus originaux ou qui avaient quelque chose qui les attirait davantage.

Sans ce travail initial de collecte et de conservation réalisé par Paul et Miguel – même s’il fut irrégulier et inorganisé – nos archives n’existeraient pas. Tous les documents qu’ils réunirent et conservèrent pendant plus de vingt ans en ont été les fondations. C’est en 2010, grâce à un contrat de recherche signé entre l’Université d’Alcalá , la Fondation et la Mairie de Collioure, qu’est né le projet de Création des archives qui prit forme dans les années qui suivirent grâce aux engagements de Guy Llobet et de Michel Moly, respectivement président de la Fondation et maire de Collioure et la complicité de Queti Otero, Soledad Arcas, Joëlle Santa Garcia et Serge Barba présent aujourd’hui dans nos cœurs, ainsi que l’implication et l’enthousiasme de mon équipe.

Après les avoir nommés, nous avons réunis les documents conservés par Paul et Miguel et nous leur avons adjoint ceux recueillis cet été-là sur la tombe, nous avons créés les fonds ou sections documentaires, nous nous sommes mis d’accord sur un système de classification et avons commencé le catalogage. A cet ensemble documentaire initial vient s’ajouter la documentation qui continue à arriver dans la boîte aux lettres ou sur la tombe. A la différence de ce qui se passa avec les premiers documents entre 1975 et 2009, depuis 2010 la collecte est désormais organisée et régulière grâce à Jacky.

Un point très important dans l’histoire de nos archives est que depuis 2018 la Fondation Antonio Machado de Collioure dispose de son propre siège, ce qui a contribué grandement au développement des archives, garanti leur sécurité et rendu possible leur continuité dans le temps ; car jusque-là, ce siège n’existait pas de façon permanente. En fait, durant les premières années nous avons travaillé chez Quéti, ensuite on nous a laissé une salle ici, au Centre Culturel, que nous partagions avec d’autres associations, puis une autre salle dans un bâtiment de l’ancienne mairie et après toutes ces péripéties les archives furent gardées sous clé dans un grenier jusqu’à ce qu’enfin soit inaugurée l’actuelle Médiathèque Antonio Machado, où nous disposons non seulement d’un espace d’exposition, d’enseignement et de réunion, mais aussi d’un bureau et d’une grande pièce bien conditionnée pour conserver de manière adéquate la documentation et pour travailler correctement.

Pour que vous sachiez quel type de documents nous conservons, la façon la plus éclairante et simple est de vous présenter les 7 sections ou fonds qui les composent et que nous avons élaborés en fonction d’un critère typologique précis.

La première de ces 7 sections, « Messages », contient des textes généralement courts écrits par ceux qui rendent visite à la tombe d’Antonio Machado et lui écrivent quelques mots de remerciement.

De notre part, éternel et inoubliable poète. Merci pour ces vers que tu nous as laissés, Galerías, Campos de Castilla. Merci de nous avoir montré le côté tendre et beau des choses, les mots de ta poésie touchent directement les cœurs et ils y restent, ils nous ont donné ce brin d’espoir qui nous permet de croire que tout n’est pas perdu.

Merci pour ta vie et merci pour ton œuvre.

Ta vie m’illumine et ton œuvre m’enrichit.

Merci d’avoir existé, et où que tu sois,

Tu seras toujours dans mon cœur.

Tes traces, mon cher ami,

Ont ouvert des milliers de chemins ;

Je te suis depuis la Castille.

Jamais tu ne l’as quittée.

Tu demeures vivant à jamais pour ceux qui luttent au nom de la JUSTICE.

La seconde section, « Correspondance », rassemble les courriers déposés dans la boîte aux lettres ou envoyés par la poste. Ces missives évoquent souvent des expériences douloureuses et traumatisantes, comme le désamour, la perte d’un être aimé ou l’évocation de la répression subie par de nombreuses familles après la Guerre Civile en Espagne ou pendant l’exil ; nous y trouvons aussi des réflexions personnelles à propos de l’influence que l’œuvre de Machado a eu sur la vie de ceux qui écrivent.

Antonio, mon cher ami

Je pense pouvoir te tutoyer […]. Je me permets cette liberté car je suis un lecteur invétéré et plus encore un homme amoureux et rempli d’angoisse par cet amour, quelqu’un pour qui le monde et la vie suscitent des émotions que je crois semblables aux tiennes. Je suis amoureux, très amoureux et angoissé, très angoissé.

 Je profite de ce voyage pour t’envoyer quelques mots afin de partager avec toi mes inquiétudes, mes angoisses et les souffrances provoquées par cet amour, un amour immense et aussi pour te demander, où que tu sois, d’intercéder pour moi, pour nous et aussi pour elle.

Mon cher Antonio,

Il y a si longtemps que je n’avais pas relu tes vers ! […]. La consolation que je ressentais en lisant tes poèmes, la consolation apportée à ma solitude et à ma tristesse… Ce n’est qu’en eux que je trouvais alors la compréhension de mon âme […] et de ma mélancolie […]. Tu faisais que je me sente moins seule, moins perdue, moins étrangère dans ce monde qui est le nôtre. Que penserais-tu de notre Monde ?

Dans la troisième section, « Compositions littéraires et musicales », sont regroupés les textes qui font montre d’un souci artistique ou qui sont porteurs d’éléments permettant de les rattacher à un genre d’écriture déterminé. Il s’agit de productions très diverses qui vont du journal à la chanson, au conte ou au discours, mais les poèmes prédominent clairement.

Le plus souvent, ceux qui se rendent sur la tombe d’Antonio Machado apportent leurs propres poèmes écrits à la main, photocopiés ou imprimés, seuls ou réunis dans une anthologie. Cependant, on trouve aussi des poèmes d’autres auteurs antérieurs ou contemporains de l’écrivain, dans lesquels Machado est le protagoniste et qui reflètent une profonde connaissance de sa poésie, des thèmes, des images, des personnages et des tournures stylistiques typiquement machadiennes.

A ANTONIO MACHADO

Ce n’est pas le vent                                                         

Qui m’a apporté,

Ni le hasard :

Je suis venu spécialement ici

Pour te saluer.

Ce n’est pas le moment de se rappeler

Les fleurs fanées,

Ni le couteau de l’année 39,

Car toi tu as déjà pardonné.

Je suis venu te dire

Qu’en parcourant ton chemin

Tes pensées ne sont pas tombées

Dans le désert gris

Des terres de Caïn.

Tu es toujours vivant !

Tu n’es pas mort

Dans cette tombe !

La quatrième section, « Publications », renferme des livres complets que ceux qui viennent au cimetière laissent sur la tombe, des livres d’Antonio Machado, des livres personnels ou appartenant à d’autres, à la manière BookCrossing, mais aussi des revues, des coupures de journaux, des bulletins, des programmes, des invitations, des affiches et un nombre incalculable de documents de ce type, tous imprimés, tous n’ont pas d’ISBN ou de Dépôt Légal, mais nous n’avons pas considéré cela comme une condition.

La cinquième section, « Dessins », nous montrent que l’écriture n’est pas le seul moyen utilisé par les visiteurs pour rendre hommage à Antonio Machado, en effet, certains préfèrent dessiner et laissent leur dessin en cadeau. La qualité de ces dessins est très variable. La majorité représentent certains de ses poèmes les plus connus ou évoquent la vie et la profession du poète, surtout les années d’exil et ses derniers jours à Collioure.

La sixième section, « Ecrits scolaires », contient des documents en lien avec le monde éducatif. Nombreux sont les collèges, les lycées français ou espagnols qui visitent la tombe d’Antonio Machado et qui offrent au poète des notes, des sujets d’examen ou des travaux réalisés en classe ou à l’extérieur, entre autres des albums signés, des biographies de l’écrivain, des anthologies, des commentaires et des illustrations de ses poèmes, des travaux divers, etc. La plupart des élèves sont en terminale et ils réalisent ces visites et ces activités dans le cadre des cours d’histoire, langue et littérature espagnoles et françaises.

Enfin, la septième section, « Offrandes », conserve ces objets écrits ou gravés que l’on ne peut ranger ailleurs mais qui sont toutefois des « dons » ou des « offrandes ». C’est la série la plus hétérogène de toutes. On y trouve des plaques, des autocollants ou des pièces de monnaie, des drapeaux et des insignes, des pierres, des branches d’arbre, des petits sachets contenant de la terre de villes machadiennes, des fleurs en tissu ou en papier, des vêtements, etc.

Je pense que vous vous êtes rendu compte, après avoir vu la documentation qui est en notre possession, que les archives Des Mots dans le temps sont uniques au monde. Leur caractère exceptionnel ne réside pas seulement dans leur diversité typologique et matérielle mais aussi dans le fait qu’il s’agit d’archives « vivantes », car chaque année, chaque mois, chaque semaine et même chaque jour, elles grandissent et s’enrichissent grâce à de nouveaux apports.

Au-delà de ces caractéristique si particulières, nos archives en présentent une autre tout aussi originale ; en effet, outre qu’il s’agisse d’une collection multiforme, elles sont un patrimoine linguistique pluriel. Ceux qui rendent hommage au poète devant sa tombe, le font en utilisant toute sorte de supports ainsi que nous venons de le voir, mais ils le font aussi dans de nombreuses langues, surtout en espagnol, en français et en catalan.

Cette hétérogénéité formelle et linguistique apparait également dans la diversité des documents écrits : même si la plupart sont l’œuvre d’adultes ou d’adolescents, certains sont rédigés par des enfants. On remarque aussi qu’il y a autant de documents signés par une seule personne que de documents élaborés, lus ou chantés par des groupes d’amis, d’étudiants, par des associations ou par les membres d’une même famille ; cette conception communautaire de l’écriture et de la lecture se repèrent très facilement grâce aux traces laissées par cette écriture collective (on remarque différents types de caractères) ou à ces lectures réalisées en groupe (numérotation des paragraphes, numérotations, mots soulignés, etc.).

Peu nombreux sont les auteurs qui donnent des informations personnelles (comme leur prénom et leur nom, leur âge ou leur lieu d’origine) ou des précisions sur leur situation professionnelle. Ce qui est courant en revanche, est de signer avec de fausses identités ou des identités imprécises et vagues comme « une lectrice », « un admirateur », « un habitant de Baeza », « des républicains de Séville », « un poète et un ami », « quelqu’un qui ne t’oublie pas », etc.

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Je termine car le temps presse … Je crois que, s’il est une chose que les archives de la Fondation Antonio Machado nous montrent, c’est le regard que portent les gens sur le poète et leur façon de comprendre, d’apprécier et d’interpréter sa production littéraire.

Ceux qui lui rendent hommage en lui témoignant par écrit ou de quelque façon que ce soit leurs émotions et leurs pensées, parlent de lui comme de l’un des plus remarquables écrivains espagnols de tous les temps, mais aussi comme d’un grand maître dont la vie exemplaire leur a permis de devenir des personnes meilleures : un homme courageux, généreux, tolérant, juste, honnête, libre, combattif, sensible et surtout « dans le bon sens du mot » un homme bon.

Et c’est plus important encore un jour comme aujourd’hui où nous commémorons les 85 années de sa mort et les 85 ans de son exil : comme d’un républicain pur qui jamais ne renonça à ses idées et qui demeura auprès de son peuple jusqu’à la fin. Antonio Machado, le poète de l’exil, ne fait pas que représenter ceux qui ont fui l’Espagne à la fin de la Guerre Civile, sa tombe est perçue comme la tombe de tous les exilés, surtout de ceux dont on ignore encore l’emplacement de leur sépulture.

Pour toi Antonio. Pour la douleur de mes grands-parents sur la route Malaga-Almeria. Pour mon oncle injustement fusillé. Pour les trois années que mon père passa au front et pour les deux autres en camp de concentration […]. Pour ma tante emprisonnée et perdue. Pour ma mère qui est morte le poing fermé en attendant que justice soit rendue.

A toi qui donnas ta vie pour la LIBERTE.

Mon grand-père est mort sur la plage d’Argelès, tout près d’ici. J’ignore où il est enterré et je ne peux lui porter des fleurs ou lui rendre hommage. Il est mort en exil, comme toi. Ta tombe pourra-elle me permettre de rencontrer mon grand-père ?

Seul l’oubli tue …

Un homme bon, REPUBLICAIN, poète, âme universelle.

Laissez les mots s’envoler, pleurez la richesse des sentiments. Le souvenir de ta poésie nous rend fiers. C’est une richesse d’être les descendants, justes et sensés, de l’injustice que tu as subie.

A côté de ces deux facettes du poète vu d’une part comme un personnage exceptionnel dans le domaine des lettres et un modèle de vie et d’autre part comme symbole de l’exil espagnol, apparait pour finir celle de « saint laïque ou populaire ». Sa tombe, en plus d’être un lieu de mémoire, est devenue un autel où accourent ses dévots pour lui confesser leurs sentiments, leurs peurs, leurs préoccupations, leurs espoirs et leurs rêves, et pour lui demander ce dont ils ont besoin : trouver l’amour, devenir écrivain, communiquer avec l’au-delà, guérir d’une maladie, etc. ; et enfin, la visite du Cimetière Municipal de Collioure représente pour beaucoup le point d’orgue d’un pèlerinage commencé ailleurs, à Séville, Madrid, Paris, Soria, Baeza, Ségovie, Rocafort, Barcelone.

Antonio : Mon fils s’appelle comme vous. Aidez-le à bien vivre sa vie.

Je vous demande de l’aide pour ne pas souffrir d’amour.

Nous te rendons visite une fois encore et nous pensons à toi car nous voulons que tu intercèdes en notre faveur, toi qui es en position avantageuse pour nous guider et nous accorder le bonheur de tirer le bon numéro.

Mon cher Antonio :

Demain je pars pour Collioure et je bouclerai enfin le cercle de ta vie. J’irai bientôt sur ta tombe et je te lirai un poème.

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Le titre de cette conférence, tel qu’il apparait dans le programme, consiste en ces quelques vers que la majorité d’entre vous connaissent : « Aviva tu recuerdo, hermano. No sabemos de quién va a ser mañana».  Ils font partie de l’un des sonnets de la série « La Guerra », écrite par Antonio Machado à Rocafort durant les premiers mois de 1938 semble-t-il. D’après Amelia de Paz, amie du poète, « Otra vez el mañana » fut publié pour la première fois en avril de la même année dans un supplément littéraire du Boletín del servicio español de información, dirigé par Juan José Domenchina, ami du poète et secrétaire de Manuel Azaña et en juin dans le numéro XVIII de Hora de España.

J’aimerais connaître davantage la littérature comme c’est le cas pour beaucoup d’entre vous afin de vous proposer, en conclusion de mon intervention, une analyse fine et éclairante de ces vers qu’Antonio Machado, dit-on, adressa à son frère pour lui rappeler que malgré leurs différences, le même sang coulait dans leurs veines et que tout ce qu’ils avaient partagé au cours de leur enfance et de leur jeunesse, les unissait pour toujours.

Mais, n’étant pas spécialiste en littérature mais historienne, ce que je lis et que j’imagine dans ces vers que j’ai entendus tant de fois récités par mon père, c’est un avertissement à l’égard de ceux qui osent manipuler la mémoire historique, c’est pourquoi je les ai choisis comme titre et comme conclusion de ma conférence.

Maintenir « vivant » le souvenir de ce qui s’est passé ainsi que nous le faisons aujourd’hui , est le meilleur moyen d’éviter des appropriations indues, des versions tronquées et des histoires fantaisistes et je pense que c’est cela, outre la préservation et la diffusion de l’héritage de notre poète, la fonction essentielle que nos archives et les « mots dans le temps » sur lesquels elles veillent, se doivent d’assurer dans le futur : devenir un monument collectif contre l’oubli pour l’éternité.

Merci beaucoup

Traduction : Marie Porical Fontanell