Josep Maria Corredor, une vie en exil : survivre, écrire, témoigner, Marie-Rose Corredor

Marie-Rose Corredor, fille de Josep Maria Corredor, est professeur émérite de Littérature française romantique à l’Université Stendhal de Grenoble et directrice du Centre d’Études stendhalienne et romantiques.
Parmi ses nombreuses publications : Stendhal à Cosmopolis. Stendhal et ses langues, 2007.


Je tiens à proposer tout d’abord quelques repères biographiques :
– Naissance à Gérone (Espagne) le 3 juin 1912.
– Études de pédagogie et de philosophie, d’abord à Madrid, où il peut suivre les cours du philosophe 0rtega y Gasset, puis à Barcelone jusqu’en juin 1936.
– Participe très tôt à la vie culturelle de Gérone, notamment comme journaliste au journal L’Autonomista, où ses articles concernent aussi bien les questions culturelles locales et nationales que les réflexions générales sur l’état et le devenir de l’Europe.
– Militant au parti politique l’ERC (gauche républicaine catalane).
– 1936–1939 : Guerre civile : il est envoyé au front en 1937.
– Février 1939 : traverse la frontière et fait partie des réfugiés de la Retirada.
– 1939-1945 : réfugié à Montpellier, au sein du groupe d’intellectuels catalans en exil (Pompeu Fabra, Antoni Rovira i Virgili, Carles Riba).
– 1945 : s’installe à Perpignan à la Libération, après avoir subi des persécutions de la Gestapo à partir de fin 1942.
– 1946 : Lecteur d’espagnol au Lycée Arago jusqu’en 1972.
– À partir de 1970, assistant d’espagnol et de catalan à l’Université de Perpignan.
– 1954 : Traducteur temporaire à l’ONU, à Genève surtout, mais aussi conférences internationales jusqu’en août 1981.
– 1955 : publie son ouvrage le plus connu Conversations avec Pablo Casals qui sera traduit en 12 langues (Albin Michel).
– Après la mort de Franco, tout en gardant sa résidence à Perpignan, va chaque semaine à Gérone avec une fonction d’Inspecteur d’enseignement du catalan dans l’enseignement primaire.
– 29 septembre 1981 : met fin à ses jours à Perpignan.

L’exil a donc été le commun dénominateur pour quelqu’un qui a dû quitter son pays à l’âge de vingt-sept ans et a pris la résolution de ne pas revenir s’y installer avant la fin de la dictature de Franco.

Survivre

Pour lui comme pour tant d’autres, l’exil ce sont d’abord les terribles difficultés matérielles à Montpellier : la faim, les persécutions, la Gestapo. Mais aussi la solidarité indispensable, le travail intellectuel qui témoigne de la volonté de poursuivre à tout prix : une licence de lettres à l’Université de Montpellier et, en 1945, un doctorat d’Université, envers et contre tout, mais témoignant aussi de la continuité de la littérature catalane interdite et persécutée par le franquisme.
Les intellectuels catalans en exil maintiennent une intense activité culturelle, d’abord dans l’espoir que la fin de la guerre mondiale et la défaite d’Hitler signifieraient la fin de la dictature de Franco et le retour possible. Corredor collabore très régulièrement aux éphémères revues de l’exil. Dans l’une d’elles, Germanor (Fraternité), un article consacré à l’écrivain catalan Eugeni d’Ors, dont l’influence avait été considérable dans l’esthétique du renouveau catalan du début du XXe siècle, est symboliquement placé sous le signe de la « survie » :
«L’époque est trop grave et trop pleine de dangers pour que nous puissions nous amuser avec des conjectures sur le cercle et l’ellipse, sur la machine et la syntaxe. L’âge du fondamental recommence», a dit André Malraux, un des écrivains les plus représentatifs de la tragédie de notre temps. «Nous avons besoin de nous sauver et non de nous divertir».(1)

Ecrire

L’écriture comme survie. Sa thèse doctorale, Joan Maragall, un esprit méditerranéen, qui sera publiée avec une préface de Jean Sarrailh (futur recteur de l’Université de Paris) en 1948, (2) est un choix significatif : celui d’un grand poète et essayiste catalan, très représentatif de l’essor de la langue et de la culture catalane entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe. La correspondance de celui-ci avec le philosophe Miguel de Unamuno est emblématique du dialogue entre les différents esprits, comme le sera la situation singulière de la collaboration de Corredor, écrivain catalan, à la tombe de Machado, écrivain espagnol.
L’exil a ses heures de gloire et ses épiphanies : la rencontre, la collaboration et l’amitié avec Pau Casals, de 1946 jusqu’au décès de Casals en 1973, sera incontestablement un cadeau du destin. De cette longue et belle histoire, qui honore le monde austère de l’exil, je retiens trois moments :

– La correspondance :
Pau Casals reçoit des milliers de lettres pendant les premières années d’exil, pendant la deuxième guerre mondiale et la répression franquiste. Correspondance avec les grands de ce monde mais aussi et surtout avec les plus humbles. Cette correspondance se concrétise souvent par des secours multiples, des aides financières et morales apportées aux réfugiés, souvent dans des situations très difficiles, voire dramatiques. Parmi tant d’autres, une lettre dont les propos sont reportés dans l’ouvrage Conversations avec Pablo Casals : un réfugié anonyme , survivant dans un hôpital de Toulouse écrit à Casals pour lui faire part du décès de l’ami qui partageait avec lui l’oubli et l’usure de l’exil :
« Nous sommes abandonnés de tous, mais avant de mourir, mon ami m’a dit : “Fais-le savoir au Maître Casals, car je sais qu’il aura une pensée pour moi”».(3)
Correspondance obscure et sans gloire, demandant des heures d’un labeur vécu comme un devoir de dignité.

– Le Festival de Prades : des centaines de lettres pour l’organisation matérielle du 1er Festival Jean-Sébastien Bach (1950).(4) Ce furent des années lumière à Saint Michel de Cuxa, encore en travaux ; un décor nocturne, le toit troué ouvert sur les étoiles, et une des plus belles musiques du monde : les paradoxes de l’exil au pied du Canigou, montagne magique des Catalans.

– De ces années de collaboration va naître le livre le plus emblématique : Conversations avec Pablo Casals. Souvenirs et opinions d’un musicien, rédigé d’abord en français. « Conversations » et non « biographie » de Casals, car l’exil a été tissé de ces conversations salvatrices.

Retenons l’exergue de Romain Rolland :

«Un seul homme qui demeure humain sauve toujours, et pour toujours, la foi dans l’humanité».

La phrase rejoins ici la déclaration de Corredor lui-même, que nous avons relevée plus haut, le fait qu’il s’agisse avant tout de se «sauver».
Retenons aussi ces mots de Casals dans la lettre-préface du livre :
«Je reste attaché au sens humain de la musique, et pour moi l’art et la morale continuent à être inséparables».

Dans l’avant-propos, Corredor retrace l’expérience des années dans la « petite pièce », l’atmosphère à la fois monacale et ouverte sur le monde :
« Notre mission pourrait se résumer en un mot : fidélité, fidélité à recueillir les propos qui nous ont été tenus, à les disposer, les ordonner (…) restituer l’atmosphère intime qui entoura les entretiens d’où elles sont nées. »(5)

De même, une lettre de Thomas Mann, qui s’exprime à ce sujet :
« Les Festivals de Prades résultent tout autant de l’attirance vers un grand caractère que de l’enthousiasme musical qui, forcément ici, devient une protestation contre l’hégémonie du mal ».
Rappelons que, dans ces années-là (1949-1954), un ouvrage tel que Conversations est aussi un impitoyable réquisitoire contre les dictatures, toutes les dictatures, et surtout celle qui est toujours présente en Espagne, malgré la victoire des alliés à la fin du conflit mondial.

Ce livre, traduit en 12 langues, est sans aucun doute le plus célèbre à cause de la dimension artistique et humaine du protagoniste, mais l’activité intellectuelle de Corredor se concrétise aussi dans trois volumes d’essais, où sont recueillis des articles déjà publiés, aux titres évocateurs : El mon actual i el nostre pais, (Le monde actuel et notre pays), De casa i d’Europa, (De chez nous et de l’Europe), et Homes i situacions (Hommes et situations).(6) Un va-et-vient constant entre les préoccupations propres à la Catalogne et l’ouverture à l’Europe, dans tous les domaines, Europe qui demeure toujours pour Corredor, grand lecteur de Paul Valéry, un horizon indépassable.

Témoigner

«Fidélité» a écrit Corredor en adresse de l’ouvrage sur Casals. Une fidélité qui sert aussi à témoigner, et cela jusqu’au bout, d’une histoire, et de sa continuité malgré les ruptures de l’exil et de ses conséquences.
Tout au long de sa vie, Corredor aura poursuivi un très intense travail de journaliste, collaborant à la presse en exil d’abord, puis, peu à peu, à celle dont la publication peut être autorisée dans les très relatifs relâchements de la dictature. En catalan, castillan à l’occasion, ou en français comme en témoigne le très emblématique article du Figaro littéraire dont il a sera question au cours de cet hommage. Résidant à Perpignan, il collabore régulièrement au supplément culturel en catalan du journal local, L’Indépendant.

Ainsi un article du 20 janvier 1974, commémore les obsèques de Pompeu Fabra à Prades, vingt-cinq ans plus tôt.(7) Qui est Pompeu Fabra ? Le grand philologue catalan, auteur du Dictionnaire de la llengua catalana, communément appelé en catalogne « el Fabra », qui fait autorité pour la mise aux normes de la langue catalane. Exilé à Prades, après un premier séjour à Montpellier, où il mourut le 27 décembre 1948 et dont les obsèques publiques avaient déjà été, comme le rappelle l’article, une occasion de rassembler la communauté de l’exil, toutes classes sociales confondues. Vingt-cinq ans plus tard, l’article rend compte d’un état d’esprit qui n’a jamais faibli, la fierté d’avoir été fidèle aux idéaux :

« Les vaincus, quand ils savent rester dignes, ont aussi leurs moments de gloire. »
En 1979, pour ne sélectionner qu’un autre exemple, un autre article, toujours dans le journal L’Indépendant , met en avant ce qu’il nomme la « continuité de l’exil » en rappelant la tenue des Jeux Floraux de la langue catalane en 1950, interdits outre-Pyrénées à cette date-là. Quarante ans après la Retirada, c’est l’accent de la nostalgie :

« Après l’exode, l’exil. Et un exil interminable, de sorte que ceux qui en ont été victimes sont maintenant condamnés à être des déracinés pour le reste de leur vie. Ni “ici”, ni “là”, ils ne retrouveront plus leur “pays” ».(8)
Mais pas seulement, car il y a aussi la fierté d’un exil qui a été rempli par le désir (et les réalisations parfois brillantes) permanent de résistance, résistance culturelle à défaut d’un autre versant possible :

« Heureusement il y a eu l’exil pour que ne se brise pas irrémédiablement la continuité. D’abord, dans certains pays d’Europe après la libération, dans certains pays d’Amérique aussi ».
L’article reproduit le dernier paragraphe du discours de Pau Casals au Palais des Rois de Majorque :

« Poètes et prosateurs de langue catalane, un vieil artiste catalan qui a vécu sous beaucoup de cieux et a connu beaucoup de pays, vous salue aujourd’hui fraternellement. Soyez fidèles à l’esprit de notre terre, pour être fidèles aussi aux principes éternels d’humanité et de fraternité. Soyez la voix chaude et puissante par qui résonne l’âme d’un peuple qui a surmonté beaucoup de siècles difficiles (…) pour se résigner maintenant à la disparition de sa personnalité. »

Trente-trois ans plus tard, ces paroles continuent à avoir une angoissante actualité.

***
Une vie en exil, les vicissitudes de l’exil et ses paradoxes.
L’exil fait descendre très bas, sur les plages et les barbelés des camps d’Argelès ou de Saint-Cyprien, mais aussi s’élever au plus haut, dans la sauvegarde d’une mémoire et la fidélité à des idéaux. Il impose ses lois, suscite ses mesures, fait tomber les masques et instaure une exigence d’authenticité. L’usure de l’attente finit par imposer un tempo d’absolu qui s’étend jusqu’à la mort comprise.

Josep M. Corredor, une vie de « résident privilégié », appellation qui figure sur sa carte de séjour, car il a maintenu jusqu’au bout, dans un itinéraire d’absolu, le refus de la naturalisation française qui lui aurait offert d’autres perspectives matérielles ; c’est le choix de la « porte étroite », comme a écrit André Gide qu’il admirait tant.

Je lui laisse les derniers mots :
« Ce qui est important, c’est de donner notre témoignage et qu’il soit sincère. Cela sert-il à quelque chose ? Nous pensons à la satisfaction du devoir accompli. Et peut-être à rien d’autre ».(9)

 


1- «Eugeni d’Ors i nosaltres», Germanor, mai 1946. L’article est repris dans le récent ouvrage de Francesc Montero, Contra la valoracio de la mediocritat, Acontravent, Barcelona, 2013, p. 79-91.
2- Corredor publiera en catalan une version remaniée qui lui vaudra le prix Ixart de biographie en 1967. Édition Aedos, Barcelone, 1967.
3- Lettre de 1951, Conversations avec Pablo Casals, Albin Michel, 1955, p. 341
4- À Gérone, en 2013, dans le cadre de l’année d’hommage, un concert J.-S.Bach a été dédié à Josep Maria Corredor.
5- Conversations avec Pablo Casals, op.cit., p. 12.
6- Respectivement publiés en 1962, 1971 et 1976, Barcelona, Editorial Selecta,
7- J.M.Corredor, « Fa vint-i-cinq anys, Pompeu Fabra moria a Prades », L’Indépendant, 20 janvier 1974. Je traduis les citations.
8- «L’exil et la continuité de la culture catalane», L’Indépendant, Juin 1979.
9- Dans Homes i Situacions, note préliminaire, Barcelone, Édition Selecta, 1976.