Avant de commencer, je voudrais remercier la Fondation Antonio Machado de Collioure, et spécialement Madame Joëlle Santa-Garcia de m’avoir donné aujourd’hui la possibilité de rendre hommage à Josep Maria Corredor à travers la personne, toujours aimée par lui, par moi, par nous tous qui sommes ici, d’Antonio Machado.
C’est seulement par hasard que nous sommes réunis ici justement le 12 octobre. Par hasard, mais un hasard doublement favorable.
D’une part, comme vous le savez tous, aujourd’hui en Espagne on célèbre le «Día de la Hispanidad» (‘le Jour de l’Hispanité’) et c’est toujours un motif de joie que d’avoir un prétexte pour s’éloigner un petit peu de l’Espagne ce jour-là. Le Jour de l’Hispanité a été institué comme fête nationale espagnole en 1918 par le roi Alfonso XIII et a initialement reçu le nom de «Día de la Raza» (‘Jour de la Race’). C’est tout à fait logique : le 12 octobre commémore l’arrivée de Christophe Colomb au Nouveau Monde (nouveau pour les Espagnols, naturellement) et donc, en ce jour, on célèbre la puissante race hispano-américaine. À partir de 1982, le «Jour de la Race» est devenu tout simplement «Jour de l’Hispanité», c’est-à-dire, ce jour émouvant au cours duquel on promène une chèvre devant notre roi et sa famille : vous le voyez, même pour des raisons strictement esthétiques, on a besoin d’une Révolution française en Espagne.
Le deuxième motif pour considérer comme un hasard favorable notre réunion ici, justement un 12 octobre, est un peu moins personnel et un peu plus sérieux. Il y a aujourd’hui cinquante-six ans, le 12 octobre 1957, que Josep Maria Corredor a publié dans le Figaro Littéraire un long article fondamental pour expliquer et comprendre les événements qui ont conduit à l’actuelle sépulture d’Antonio Machado à Collioure. Je ne vais pas m’étendre sur ce processus, parce que c’est mon ami et collègue professeur Jacques Issorel qui a découvert et nous a expliqué le lien qui unit Antonio Machado, Jacques Baills et Josep Maria Corredor.
Je vais vous parler d’une relation chronologiquement impossible entre Machado et Corredor. Chronologiquement impossible parce que Machado est mort quand Corredor avait vingt-sept ans et ils ne se sont jamais rencontrés. Cependant Corredor est l’instigateur et le responsable de la maison posthume et définitive de Machado, son tombeau au cimetière de Collioure. Le caractère définitif de la sépulture de Machado a été encore récemment remis en question en Espagne par certains intellectuels progressistes. Le 16 novembre 2008, il y a donc juste cinq ans, l’écrivain Benjamín Prado a publié un article dans le journal espagnol El País sous le titre de : «¿Por qué no traer a España a Machado y Azaña?» (‘Por quoi ne pas rapatrier en Espagne Machado et Azaña’ ?). L’auteur affirme que «l’unique différence entre Machado et García Lorca, c’est que l’un a une pierre tombale à son nom et l’autre pas ; mais pour le reste, ils sont la même chose : des symboles de notre culture et notre société civile que la guerre a transformés en symboles des victimes de l’horreur, et le retour définitif d’Antonio Machado en Espagne serait une leçon donnée par la démocratie à la dictature, un exemple de la façon dont la liberté récupère ce que la tyrannie a détruit et une preuve du fait que l’impunité est finie». On ne peut pas dire que l’intention de Benjamin Prado soit mauvaise.
On ne peut pas en dire autant d’un autre article, paru dans le même journal, El País, quelques mois plus tard, le 23 février 2009, et signé par une écrivaine très connue en Espagne (et vraiment pénible comme écrivaine) qui s’appelle Almudena Grandes. Le titre de son article est «Para Antonio» (‘Pour Antonio’) et Madame Grandes, après une évocation lyrique de son premier contact avec la poésie de Machado, nous dit que «le cimetière de Collioure est épouvantable, et le tombeau, petit, indigne, pauvre, et surtout froid, très froid, trop froid pour un poète qui un grand nombre de fois m’a fait trembler d’émotion». Je vous épargne les critiques absolument imbéciles que Madame Grandes adresse à la mairie de Collioure dans ce même article, parce que, selon elle, le tombeau de Machado représente une formidable source d’argent pour votre municipalité. No comment.
Je vous ai rapporté ces deux articles récents pour essayer de montrer que, de la même façon que pendant la dictature franquiste il y a eu des tentatives pour faire revenir le corps d’Antonio Machado en Espagne à des fins de propagande politique, maintenant ce n’est pas la droite, mais les intellectuels progressistes qui réclament un tombeau espagnol pour Machado. Donc, l’affaire de la sépulture du poète n’est pas encore terminée.
C’est ici que je voudrais faire entrer en scène Josep Maria Corredor. Le 1er mars 1972, le grand hispaniste Marcel Bataillon (1895-1977) lui a envoyé une longue lettre que Marie-Rose Corredor a trouvée, il y a quelques mois, dans les archives de son père, et je la remercie de me l’avoir transmise. C’est donc une lettre inédite qu’aujourd’hui on rend publique pour la première fois. Dans cette lettre, Bataillon explique à Corredor comment, en 1958, après la tentative qu’il considère «assez indécente de retour des cendres en Espagne, conçu comme une affaire de prestige pour le régime espagnol», le frère de Machado, José, et sa femme ont donné pouvoir à Bataillon, à José Giner et à Paul Combeau «pour prendre toutes dispositions nécessaires en vue de la réinhumation d’Antonio Machado et Ana Ruiz dans la concession offerte par la municipalité de Collioure». La réinhumation de Machado a eu lieu le 16 juillet 1958, neuf mois après l’article de Corredor dans Le Figaro Littéraire. La lettre de Bataillon à Corredor cite textuellement et en espagnol les dernières lignes du pouvoir donné par José Machado : «Nosotros nos oponemos a todo traslado de estos dos cuerpos a España como una disposición contraria en el actual estado de cosas a los sentimientos que impulsaron a Antonio Machado y a Ana Ruiz a desterrarse». (‘Nous nous opposons à tout transfert des deux corps en Espagne, considérant qu’il s’agirait d’une disposition contraire dans l’actuel état de choses aux sentiments qui poussèrent Antonio Machado et Ana Ruiz à s’exiler’). Un peu plus loin, Bataillon demande à Corredor : «Vous-même, qui êtes fidèle à la mémoire de Machado, qui avez écrit l’article du Figaro Littéraire, accepteriez-vous de devenir le dépositaire de ces papiers ? Je crois que ce serait une mesure conservatoire raisonnable».
Ce document m’est parvenu il y a quelques mois et je n’ai pas encore eu la possibilité de vérifier si la réponse de Corredor à Bataillon a été conservée dans les archives de Bataillon. On ne sait donc pas si Corredor a accepté la proposition du grand hispaniste français. Même s’il l’avait repoussée, à mon avis la proposition possède une dimension de légitimité morale suffisante pour que nous nous demandions ce que Josep Maria Corredor aurait répondu aux intellectuels progressistes espagnols tels que Benjamín Prado et Almudena Grandes.
Il est tout à fait évident qu’il n’y a pas de mauvaise intention dans le fait de demander maintenant le retour du corps de Machado et de sa mère en Espagne. La motivation de ces tentatives – même si son expression n’est pas la plus appropriée, comme dans le cas d’Almudena Grandes – est très éloignée de la perfide motivation politique, de l’objectif de s’approprier idéologiquement le poète, comme ce fut clairement le cas lors de la réclamation des cendres au 1958. Je voudrais penser que les articles de Prado et Grandes sont motivés par le respect et la considération envers Antonio Machado. Ils admettent le fait objectif que la guerre et la dictature sont finies. Et le fait – un peu moins objectif – que l’Espagne de 2009 n’a rien à voir avec celle des années 50 du XXe siècle. Enfin, ils opposent une Espagne dictatoriale à une Espagne démocratique et ils ne voient aucune raison de prolonger le séjour posthume de Machado en France.
Si j’essaye d’imaginer quelle serait la réponse de Corredor à Prado et à Grandes, ce qui me revient en mémoire, c’est qu’il est mort en 1981, c’est-à-dire six ans après la mort de Franco, quand en Espagne il y avait déjà une monarchie parlementaire et formellement démocratique. Et pourtant Corredor est mort à Perpignan, c’est-à-dire en exil, et avec sa carte de séjour récemment renouvelée en 1979 pour une période de dix ans. Voilà un élément surprenant de la biographie de Corredor. Son exil a commencé en 1939, à la fin de la guerre civile espagnole, et à la différence de la majorité des exilés républicains, qui sont rentrés à mesure que les représailles du régime franquiste ont diminué, Corredor, comme Pau Casals, a tenu sa promesse de ne pas rentrer jusqu’à une complète normalisation de la situation politique en Espagne et une pleine récupération des libertés. Et il est tout à fait évident que cette normalisation n’est pas arrivée avec la mort de Franco, ni avec la Constitution espagnole de 1978. C’est pour cela qu’il n’est jamais arrivé à faire le pas de rentrer définitivement en Catalogne.
Je voudrais remarquer ici que l’attitude de Corredor, vue avec trente ans de recul, est d’une lucidité extraordinaire, presque unique. Je dois rappeler que la transition espagnole vers la démocratie, après la mort de Franco, a été considérée à l’époque d’une façon unanime (je dis bien unanime, par le parti communiste et par l’extrême-droite) comme une transition exemplaire. Je me souviens parfaitement comment, dans mes leçons d’histoire au lycée, à la fin des années 90, la transition espagnole était encore tenue pour un processus politique sur lequel le monde entier pouvait prendre exemple. Pas de sang, pas de représailles, pas de jugements politiques. Simplement, le silence et l’oubli. Voilà notre exemplaire transition. C’est dans ce contexte que Corredor, le 29 septembre 1981, c’est-à-dire, exactement sept mois après le coup d’État manqué du 23 février (ici, juste une parenthèse : un coup d’État commencé avec l’occupation du congrès à 18 h 22, et jusqu’à 1 h 14 h le roi, chef d’état-major des armées, n’est pas paru à la télévision pour annoncer l’échec du coup d’État. La question à laquelle personne n’a réussi à répondre encore aujourd’hui est : qu’a fait le chef d’état-major des armées, pendant sept heures, quand à Madrid et à Valence les tanks était dans la rue ? Je ferme la parenthèse). C’est, je disais, sept mois après le coup d’État que Corredor a décidé de mettre fin à ses jours par ce que je considère un dernier et amer témoignage de dignité morale et politique.
Il a parfaitement compris, déjà au début des années 80, jusqu’à quel point la transition espagnole était une tromperie, organisée par l’élément militaire, par l’extrême-droite encore franquiste et par une monarchie qui avait été directement choisie par Franco. C’est seulement ces dernières années qu’on a commencé, au moins en Catalogne (je ne suis pas encore sûr qu’il en soit de même dans le reste de l’Espagne), à changer de point de vue sur la transition. Aujourd’hui, on se rend compte que les séquelles de la guerre et d’une longue dictature de presque quarante ans sont encore très vives et que le pacte de silence qui a permis de fonder l’actuel système politique formellement démocratique a été simplement une façon de renvoyer le problème. On n’a fait aucun effort pour se nourrir d’une vraie culture démocratique :
– La dernière statue équestre du dictateur a été retirée de la place de la mairie de Santander en 2008.
– Franco repose dans une sépulture au Valle de los Caídos, un terrifiant monument construit par des prisonniers politiques républicains. Vous pouvez visiter le tombeau du dictateur et lui laisser des fleurs, si vous voulez, comme le font les nostalgiques du régime fasciste qui tous les jours lui rendent hommage.
– Il existe une Fondation Nationale Francisco Franco consacrée à « la diffusion de la mémoire et l’œuvre de Francisco Franco ».
– Aujourd’hui, pour célébrer la fête nationale, les fascistes manifesteront librement dans les rues de Madrid et de Barcelone.
Pouvez-vous imaginer une Fondation nationale Adolph Hitler en Allemagne ? Son tombeau ouvert à la visite publique ? Des statues du Führer dans les rues de Berlin, de Cologne et d’Hambourg ?
Pouvez-vous imaginer, enfin, le retour du corps d’Antonio Machado en Espagne, pour qu’il soit enterré dans la terre même où gît le dictateur avec tous les honneurs ?
Il est difficile de comprendre comment quelqu’un peut dire, à propos d’un hypothétique retour de Machado en Espagne que «son retour définitif en Espagne serait une leçon donnée par la démocratie à la dictature». Pour quelques personnes il est très facile devenir démocrate : il suffit pour cela de déplacer le corps d’un poète mort en exil.
J’ai donné à mon intervention un titre un peu curieux : «Il n’y a pas de patrie sans liberté républicaine : Josep Maria Corredor et Antonio Machado à Collioure». Je vais essayer de l’éclairer pour conclure.
J’aimerais vous lire la définition de patrie que l’on trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert. Pourquoi la définition de patrie ? Parce que, derrière les articles des intellectuels espagnols qui réclament le retour de Machado en Espagne, il y a l’idée que l’actuelle Espagne est la patrie de Machado et que pour cette raison il faut le faire revenir. La dernière phrase de l’article d’Almudena Grandes est très claire : «Y aprenderán por qué Antonio Machado es el poeta nacional español, aunque esté enterrado tan lejos de casa» (‘Et ils comprendront pourquoi Antonio Machado est le poète national espagnol, bien qu’il soit enterré si loin de sa terre natale’). J’en viens à la précieuse définition de l’Encyclopédie :
PATRIE, s. f. (Gouvern. politiq.) Le rhéteur peu logicien, le géographe qui ne s’occupe que de la position des lieux, & le lexicographe vulgaire, prennent la patrie pour le lieu de la naissance, quel qu’il soit ; mais le philosophe sait que ce mot vient du latin pater, qui représente un père & des enfants, & conséquemment qu’il exprime le sens que nous attachons à celui de famille, de société, d’état libre, dont nous sommes membres, & dont les lois assurent nos libertés & notre bonheur. Il n’est point de patrie sous le joug du despotisme.
Je dois avouer que, quand j’ai donné le titre de cette conférence à Joëlle Santa-Garcia et à mon collègue Jacques Issorel, je ne me suis pas rendu compte que j’étais en train de paraphraser la dernière phrase de la définition de Diderot et d’Alembert, que j’ai lue un grand nombre de fois et que probablement je me suis inconsciemment appropriée, au point d’en faire le titre de ma conférence, convaincu que j’étais que la phrase était de moi.
La définition de Diderot et d’Alembert est éloquente. Notre patrie n’est pas là où nous sommes nés. Notre patrie est là où nous trouvons la liberté. La patrie posthume d’Antonio Machado ne peut être autre que son tombeau au cimetière de Collioure. Pas simplement parce qu’il a trouvé en France la liberté qui manquait en Espagne. La liberté de l’exilé est une liberté conditionnelle, et non une liberté pleine. Si j’affirme que la patrie posthume de Machado est ici, à Collioure, c’est parce que dans les trois mètres carrés de son tombeau s’est opéré un exercice de vraie liberté républicaine, et donc y est née une vraie patrie pour le poète. Voyez-vous : un intellectuel catalan exilé en France, mais en même temps pas exilé du tout, car pour nous Catalans, le Roussillon, c’est encore chez nous. Ici on peut encore entendre parler catalan et c’est pour cela que Pau Casals est resté à Prades, sous le Canigou, à quelques dizaines de kilomètres seulement d’une frontière administrative qu’il n’a jamais traversée. C’est cette même raison qui a retenu Corredor à Perpignan pendant quarante ans. Josep Maria Corredor : un Catalan exilé en France qui reste, malgré tout, sentimentalement en Catalogne, et qui publie un article en français pour revendiquer un tombeau pour un poète castillan. Et, à la suite de cet article, des dizaines de personnes célèbres et anonymes donnent de l’argent pour construire un humble tombeau pour un grand poète. M. Mastenbrock, de Hollande, M. Jean Sarrailh, de Paris, M. Boghari, d’Algérie, M. André Malraux, de Boulogne-Billancourt, M. Fernández, de Cambrai, M. Bataillon, de Paris, et René Char, Albert Camus, Eduardo Santos, ancien président de Colombie, etc.
Le tombeau promu par Corredor a donc eu la vertu de réunir autour de lui une grande famille dont les membres parlent des langues diverses, ont des nationalités diverses, ont des idéologies diverses. Ils se sont réunis, à l’appel de Corredor, autour de la liberté, et ils ont créé une vraie patrie pour le poète. Antonio Machado, en réalité, n’est pas enterré en France, il n’est pas enterré à Collioure. Il est enterré dans un petit morceau de terre gentiment cédé à perpétuité par la mairie de Collioure, un espace transnational, translinguistique, un espace sans espace, métaphysique, poétique. Voilà la vraie patrie de Machado que Corredor a contribué à créer. Voilà la vraie patrie que les intellectuels espagnols, obsédés par les frontières, par le nationalisme, par l’étatisme, sont incapables de voir. C’est dommage pour eux. Et c’est un motif de joie pour nous tous de savoir comprendre la dimension poétique de la sépulture de Machado. Un grand poète n’attend plus son tombeau. Merci à Josep Maria Corredor. Merci à tous pour votre attention.
Oriol Ponsatí-Murlà est docteur en philosophie et professeur de philosophie ancienne, d’esthétique et de philosophie politique à l’Université de Gérone. Directeur éditorial d’Edicions de la Ela Geminada. Commissaire de l’exposition Josep Maria Corredor : De Casa a Europa (Musée d’Histoire de la Ville de Gérone, et Musée Mémoriel de l’Exil de La Jonquera, 2013).