Antonio Machado et l’enseignement littéraire en Espagne (XX et XXI siècles)
Tout d’abord, je tiens à remercier du fond du cœur la Fondation Antonio Machado de Collioure pour l’invitation à participer à cet hommage au poète à l’occasion du quatre-vingt-troisième anniversaire de sa mort. Lorsque la professeure Verónica Sierra Blas m’a transmis cette invitation, je lui ai avoué que c’était la plus belle qu’il ne m’avait jamais été donné de recevoir. Avant d’atteindre l’âge de raison, Collioure existait déjà pour moi comme un lieu plus imaginaire que réel, qui m’est parvenu à travers la chanson de Serrat évoquant les derniers jours du poète dans cette ville française. Les chemins de la vocation sont impénétrables, mais je suis convaincue que d’avoir entendu toute petite le célèbre album de Serrat et d’avoir chez moi les poèmes de Machado, expliquent qu’à l’âge adulte je me sois consacrée à la philologie et à la poésie contemporaine. C’est quelque chose que je dois, naturellement, à mes parents qui m’accompagnent aujourd’hui en ce jour si particulier et à qui je veux dédier cette conférence, ainsi qu’à certains de mes professeurs du Primaire et du Secondaire.
Je me suis permise cette note personnelle car elle est en lien avec le sujet de mon intervention ; en effet, elle met en lumière le pouvoir de l’éducation à l’heure de transmettre et de stimuler la fascination pour la lecture lors des étapes fondamentales que sont l’enfance et l’adolescence. C’est le rôle des professeurs mais aussi des politiques et des maisons d’édition, que de faciliter une approche attrayante des textes et des auteurs, provoquant ainsi un engouement qui durera toute la vie ou non. Ma conférence s’inscrit dans ce cadre et mon but est de montrer comment le poète Antonio Machado a été traité dans l’enseignement littéraire espagnol, des années trente jusqu’à nos jours.
Je pars de la prise de conscience de la puissante fonction régulatrice de l’institution scolaire, d’une tradition de pédagogie critique qui, à partir de la description althussérienne de l’école comme appareil disciplinaire de l’État, trouve un prolongement dans la sociologie critique de Pierre Bourdieu ou dans les études du curriculum d’Ivor Goodson : à partir de points de vue différents, tous expliquent que le pouvoir de reproduction sociale du système éducatif s’articule avant tout à travers la sélection des contenus d’un curriculum, contenus quelque peu mythifiés et qui font partie de ce qu’Assmann qualifia de « mémoire culturelle » .
Le cas d’Antonio Machado semble particulièrement intéressant pour une analyse de ce type, compte tenu du statut incontestable qu’il occupe actuellement au sein de la poétique, de la politique et de la culture. En tant que référence lyrique, de nombreuses générations n’ont eu de cesse de l’invoquer (des exilés républicains aux membres du groupe Escorial, de la génération dite des années 50 à la littérature expérientielle des années 80). D’autre part, le quatre-vingtième anniversaire de sa mort à Collioure nous a laissé, il y a trois ans, d’innombrables signes de son institutionnalisation[1] politique, mais aussi de l’intense degré de popularité que son œuvre et sa vie ont atteint.
En attestent les nombreux éléments culturels et autres produits dérivés, tels que des bandes dessinées ou des badges, qui font presque de Machado une icône pop, comme cela arrive aussi avec Lorca : ce sont deux poètes qui ont atteint une dimension symbolique qui transcende largement l’importance intrinsèque de leur œuvre. En ce qui concerne Machado, son importance culturelle tient en grande partie aux lectures qui ont été faites sur ses prises de position pendant la République et la guerre civile qui, comme nous le savons, sont à l’origine de son exil et de sa mort à Collioure. C’est la publication d’un reportage réalisé en mai 2014 qui est à l’origine de l’étude que je présente aujourd’hui ; il faisait état du retrait d’un manuel publié par une maison d’édition bien connue (Anaya) pour avoir édulcoré les circonstances de la mort de Machado et de Lorca, comme vous pouvez le voir sur ces images : les débats autour de la mémoire personnelle et collective qui ont foisonné ces dernières années, trouvent ici un lien spécifique avec l’enseignement de la littérature puisque le discours pédagogique agit comme un modèle très fort des usages publics de la littérature et des écrivains.
Cette information m’a amenée à me poser les questions suivantes : quelle présence Machado a-t-il eue dans l’enseignement de la littérature au cours du siècle dernier ? Quelles parties de son travail et de sa vie ont été priorisées ou ignorées ? Ce traitement a-t-il évolué en fonction des différentes circonstances historiques ? Afin d’y répondre, je me suis d’abord intéressée à la présence quantitative et qualitative qu’accordaient au poète les différentes lois pédagogiques de l’Enseignement Secondaire du début du XXe siècle à nos jours. Ainsi, j’ai passé en revue les programmes issus des propositions éducatives suivantes : le Plan Callejo de1926, le Décret de 1931, la Loi de 1938, la Loi de 1953, la Loi de 1970 et la LOGSE de 1990, en prenant en compte leurs remaniements jusqu’à la récente LOMLOE (2020) qui n’a pas encore été appliquée. J’ai choisi de m’intéresser à l’étape de l’enseignement secondaire, dans toutes ses configurations et dénominations historiques car comme l’explique Leoncio Vega Gil, c’est au cours de cette étape que l’on a vu le plus grand nombre d’interventions et de réglementations des contenus littéraires.
Dans un second temps, j’ai analysé une série de manuels qui montrent la transposition didactique de ces directives légales dans la pratique de classe et qui correspondent à ces différents moments normatifs et historiques. Il est important de préciser que le manque de documentation représente un obstacle sérieux: il existe très peu de manuels scolaires de la Seconde République ou de certaines périodes du franquisme, même dans de vastes fonds comme ceux de la Bibliothèque Nationale d’Espagne ou des Archives Générales de l’Administration à Alcalá. Les manuels sont considérés comme des produits interchangeables, destinés à une existence purement instrumentale et donc éphémère. Cependant, les quelques échantillons trouvés contiennent des informations très intéressantes sur les « images éducatives » successives de Machado, et sont également très éloquents sur les différentes manières dont la société, et en particulier la sphère culturelle espagnole, a géré son héritage symbolique.
Il ne semble y avoir aucune preuve de la présence de Machado dans l’enseignement littéraire sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), au cours de laquelle une profonde réforme de l’enseignement secondaire a été entreprise à travers le fameux « plan Callejo ». Les différentes matières de ce plan révèlent un modèle théorique et méthodologique caractérisé par l’historicisme et le comparatisme à base nationaliste qui avait déjà été mis en place dans les politiques éducatives précédentes, d’abord par les ministres Pidal et Moyano en 1845 et 1857, jusqu’à ceux du comte de Romanones en 1901. Il est important de le garder à l’esprit, car ce modèle persistera tout au long du XXe siècle et dure encore aujourd’hui, de façon explicite ou parfois plus dissimulée, dans des modèles apparemment innovants. Il est possible que cette approche historiciste et la jeunesse relative de Machado en 1926 – il avait 51 ans – bien qu’il eût déjà publié une partie très substantielle de son œuvre : Soledades, Campos de Castilla et Nuevas canciones[2], permettent de comprendre son absence ou sa très faible présence dans les canons scolaires.
Cependant, il est clairement nommé dans les lois de la Seconde République instaurée en avril 1931. Cette année-là, une réforme générale de l’Education a été entreprise et elle imposait l’enseignement de la matière « Langue et littérature espagnoles » dans tous les cours. L’arrêté du 1er octobre 1934 qui fixait les axes du nouveau plan pour les Lycées, prévoyait une liste pour la septième année dans laquelle, comme vous pouvez le voir sur la diapositive, « Antonio Machado » et un « idem » qui fait référence à quelques « Poèmes choisis », sont explicitement mentionnés.
De quel livre parle-t-on ? Deux hypothèses surgissent au moment de rendre compte de ce titre indéfini. Il pourrait s’agir d’une allusion au volume homonyme Poesías escogidas, édité par Calleja en 1917 et soumis à des rééditions successives en 1928 et 1933 (puis notamment en 1936, 1940 et 1944). Calleja s’était spécialisé, outre l’édition de contes illustrés pour enfants (d’où l’expression très célèbre en Espagne « avoir plus d’histoires que Calleja »), dans l’édition de textes à usage scolaire et pédagogique. Il ne faut pas oublier que c’est Calleja qui a publié la première version complète de Platero y yo, également en 1917. L’édition est assez simple, mais elle a la particularité de répondre à une sélection réalisée par Machado lui-même, qui dans le prologue signé à Baeza en avril de la même année, déplore à quel point il est désagréable d’avoir à revenir sur ce qui a été écrit et il évalue la « valeur relative » de son œuvre disant « avoir contribué avec elle, et en même temps que d’autres poètes de [sa] promotion, à l’élagage des branches superflues sur l’arbre de la poésie espagnole, et avoir œuvré avec un amour sincère pour de futurs et plus puissants printemps».
Du point de vue pédagogique, deux éléments intéressants se détachent : le premier est l’accent qu’il met, dans la brève « Note biographique » qui suit, sur l’importance de sa formation et de ses professeurs à l’« Institución Libre de Enseñanza ». Comme on le sait, cette « Institución » était un projet pédagogique inspiré de la philosophie krausiste qui promouvait, parmi de nombreux autres principes, la liberté académique et l’apprentissage expérientiel face aux dogmes. Machado écrit : « à l’âge de huit ans je suis allé à Madrid où mes parents ont déménagé, et j’ai fait mes études à l’«Institución Libre de Enseñanza ». J’éprouve pour mes professeurs une immense affection et une profonde gratitude ». En fait, le texte qui clôt le livre n’est autre que le célèbre poème « A Don Francisco Giner de los Ríos« , l’un des principaux idéologues et moteurs de l’ « Institución ».
Le second élément est l’introduction à caractère didactique rédigée par Machado lui-même pour présenter les morceaux sélectionnés de chaque livre afin de les rendre abordables à un public adolescent. Cependant, le fait que le titre « poèmes choisis » n’apparaisse pas en italique dans les références bibliographiques alors que c’était le cas pour d’autres titres, peut laisser penser qu’il s’agit là d’une anthologie laissée à la discrétion de l’enseignant, conformément aux principes de liberté d’enseignement qui animaient la politique éducative républicaine. Selon cette hypothèse, cette anthologie pourrait provenir d’un volume spécifique : celui des Poesías completas qu’avait publié la« Residencia de Estudiantes » toujours en 1917 et qui, ainsi que vous pouvez le voir, se terminait par une déclaration de cet organisme qui définissait la collection dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Machado, comme une « continuité du travail éducatif de la Residencia », qui « l’amène à perpétuer dans ses dernières publications des moments exemplaires de la culture universelle et de la vie nationale ».
De plus, ce volume faisait partie des 400 titres qui enrichissaient les bibliothèques des Missions Pédagogiques, d’après la liste proposée par Azucena López Cobo. En relation étroite avec l’ « Institución Libre de Enseñanza », les Missions avaient été créées en 1931 et leur objectif déclaré était d’offrir au peuple un divertissement intelligent, suivant les dires de Giner et Cossío, et de guider les enseignants qui exerçaient leur profession dans les villages. Les Missions Pédagogiques avaient installé des bibliothèques dans les communes rurales de moins de 5 000 habitants, ce qui garantissait aux lycéens d’une grande partie du territoire espagnol un accès aisé à ce texte.
Toutefois, trouver du matériel didactique préparé conformément à ces instructions semble être une mission quasi impossible: ni les différentes dispositions légales de la République concernant la sélection des manuels ni les collections de manuels pour la septième année de Lycée de la Bibliothèque Nationale, ne donnent de résultats. Une hypothèse provisoire qui peut aider à expliquer cet écart est le frein à l’interventionnisme direct de la politique éducative républicaine, auquel nous avons déjà fait référence, et qui se reflète de manière très évidente dans les déclarations sur la liberté d’interprétation des enseignants.
En tout cas, ces premiers éléments nous permettent de constater la canonisation scolaire précoce de Machado qui de son vivant déjà, faisait partie des lectures recommandées, et de nous rendre compte de la popularité et de la diffusion de son œuvre, assumée de manière intégrale et complète, sans réticence ni censure. Cependant, tout allait changer radicalement avec le déclenchement de la guerre civile. Dans Notas de un simulador, le poète espagnol José Ángel Valente déclarait que « le temps de l’écrivain » n’était pas « le temps de l’histoire » même si, disait-il, « l’écrivain, comme toute personne, peut en être écrasé ». Le conflit et son dénouement ont signifié l’irruption de l’histoire dans la littérature, écrasant Machado et conditionnant grandement la réception de son œuvre. Comme on le sait, Machado s’est engagé jusqu’au bout pour la République et, après sa défaite définitive, il s’est exilé avec sa mère et son frère José, pour mourir ici à Collioure en février 1939.
Dès le début de la guerre civile, l’éducation a fait l’objet d’une réglementation urgente par les forces rebelles, qui ont cherché à l’adapter aux prétentions idéologiques du soulèvement. Ainsi, la loi du 1er octobre 1936 sur la Structuration de l’État créa la Commission de la Culture et de l’Éducation qui, présidée par José María Pemán, dès juillet 1937, avait contesté l’héritage pédagogique d’avant-guerre, incarné avant tout par « le travail de déformation spirituelle de l’Enseignement Espagnol » réalisé par l’ « Institución Libre de Enseñanza », comme vous pouvez le voir sur l’image.
Cet esprit de censure explique la première réaction de rejet frontal et d’épuration subie par la figure et l’œuvre d’Antonio Machado, ardent défenseur de l’ILE et membre d’une famille d’enseignants de tradition fortement libérale et républicaine. Bien que Machado ait quitté l’Espagne et soit décédé en 1939, la machinerie du régime ne s’en est pas tenue là ; elle a continué son action jusqu’à sa résiliation du corps enseignant en 1941, ainsi que vous pouvez le voir sur cette image.
Lors de l’énorme purge à laquelle les bibliothèques populaires des Missions Pédagogiques ont été soumises par la soi-disant Commission d’Échange et d’Acquisition de Livres et de Revues pour les bibliothèques publiques (à laquelle appartenait Manuel Machado de manière ostensible), la fameuse édition des Obras completas publiée par la Résidence a fait partie de celles qui ont été retirées, comme Ana Martínez Rus, Verónica Sierra Blas et Ana Rodrigo l’ont montré dans leurs travaux sur la question.
Cette politique clairement répressive se heurte à un autre fait apparemment surprenant : Machado est toujours présent dans le cursus de l’enseignement secondaire. La Loi de Réforme du baccalauréat de 1938, qui vise à récupérer « la valorisation de l’Etre authentique de l’Espagne », est précisée dans les Instructions de 1939. En matière de langue et littérature de 7e année, comme vous pouvez le voir sur la diapositive, apparait le thème « La poésie espagnole du XXe siècle ». En son sein, Antonio Machado est explicitement nommé, à côté de son frère Manuel, Villaespesa ou Juan Ramón Jiménez, et la lecture d' »une bonne anthologie de poètes contemporains » est prescrite. Bien entendu, les enseignants sont invités à expliquer et contrôler les lectures des auteurs dont le « grand mérite littéraire » se conjugue à un « caractère moral répréhensible » ou à des « tendances idéologiques erronées »: cette note révèle le type d’appropriation intellectuelle qui caractérisera la démarche de l’intelligentsia franquiste à l’écart de la tradition culturelle espagnole, comme nous le verrons.
Encore une fois, l’accès aux manuels sur ces sujets est extrêmement compliqué. Malgré le contrôle administratif très strict de l’éducation dans la période d’après-guerre, la pauvreté qui existe dans tous les milieux se traduit également par une grande pauvreté documentaire concernant la question qui nous préoccupe. On trouve toutefois des ouvrages un peu particuliers : les manuels de langue et de littérature pour le lycée, élaborés par Ernesto Giménez Caballero, un auteur bien connu pour sa carrière aux multiples facettes (essayiste, romancier, journaliste, diplomate, affichiste et aussi enseignant du secondaire), célèbre pour son travail à la tête de La Gaceta Literaria et surtout pour son passage de l’avant-garde au fascisme, à la théorisation duquel il a contribué. Le soi-disant Gecé les avait préparés pour les utiliser dans ses cours au Lycée Cardenal Cisneros de Madrid : ils ont été publiés à partir de 1940, et leur contenu est très représentatif du traitement didactique de Machado sous le premier régime franquiste.
Antonio Machado apparaît assez longuement dans le volume Lengua y literatura de España V, sous-titré La Edad de Plata, préparé précisément pour cette septième année de lycée et publié en 1946. Il faut préciser que l’histoire de la littérature espagnole est conçue comme un sujet qui naît et qui connait un moment d’apogée et un autre de chute : le premier serait représenté par La « Edad de Oro » (XVIe et XVIIe siècles) et le second par « La Edad de Plata », caractérisé par la décadence du néoclassicisme et du romantisme, et par la promesse de renaissance d’une troisième étape appelée « Hispanidad ». Celle-ci est basée sur les formulations proto-fascistes de Ramiro de Maeztu et représente un saut qualitatif par rapport aux précédentes, une sorte de suspension temporaire et schatologique qui s’identifie au Nouvel État franquiste.
Un coup d’œil sur les fragments de l’index permet de voir le classement de Machado dont l’œuvre semble s’articuler sur deux modulations spécifiques, l’épique et la lyrique, qui sont le résultat d’une interprétation très particulière. En premier lieu, Machado apparaît comme le chantre principal de ce que Giménez Caballero appelle « Poésie hispanique en Espagne » dans une veine castillaniste : avec le rôle évident du mythe de la Castille dans son œuvre, le poète contribuerait au « Chant de l’Aube » lequel, face au « désespoir romantique du XIXe siècle », finirait par créer « la sphère ultime de la vie et de la résurrection espagnole ». Cela suppose une lecture manifestement orientée des textes de Machado sur la Castille pourtant marqués par un parti pris élégiaque et critique évident. En fait, l’argument de Giménez Caballero se heurte quelque peu aux vers de Machado reproduits ci-dessous ; il s’agit précisément ceux qui sont particulièrement hostiles et durs dans le poème A orillas del Duero, car ils évoquent la décadence castillane et doutent de la possibilité de sa régénération : Castilla miserable, ayer dominadora, / envuelta en sus andrajos, desprecia cuanto ignora […]. ¿ Espera o sueña ?
Si l’on se penche sur la troisième étape de cette Poésie hispanique, celle relative aux « Chants de l’impérialisme et de la guerre civile » qui oppose deux versants, « la poésie nationale et catholique » et « la poésie socialiste et internationale », on constate que ce dernier volet intègre Alberti et Hernández, mais que toute présence de Machado est ignorée. Ainsi, ses écrits de la guerre, fortement positionnés du côté républicain, sont exclus de ce portrait pédagogique particulier. Ce fait n’est pas isolé : Giménez Caballero transfère dans son manuel une amputation qui avait une autre référence clé à cette époque : précisément en 1941, le poète phalangiste Dionisio Ridruejo avait fait de même dans son édition des Obras completas de Machado publiées chez Espasa-Calpe et soumises à la même censure. Cette surprenante compilation qui, de l’avis de Marcel Bataillon, avait été réalisée par des « mains sacrilèges », est probablement et avec un décalage d’un an, celle qui a servi de modèle à Giménez Caballero, ainsi qu’on l’a vu plus haut.
Machado apparaît aussi, on l’a vu dans la section sur la poésie lyrique, à mi-chemin entre l’intimité becquerienne et le modernisme. Ce qui nous intéresse, c’est le portrait de très mauvaise qualité que son frère José a fait du poète, et l’allusion tacite à Leonor Izquierdo (cet « amour malheureux sur les terres de Soria »), car ils marquent le début d’une attention particulière portée à la biographie du poète, confirmée par l’utilisation du texte « Portrait » (non inclus en revanche dans l’époque moderniste qui est ici étudiée) qui sera maintes fois évoqué dans des textes ultérieurs. Les vers reproduits sont importants car ils introduisent Dieu comme une présence à laquelle on aspire dans la production du poète. Une fois encore, cette interprétation s’inscrit dans un contexte connu : elle est sans nul doute symptomatique de la lecture que pratiquaient à l’époque les écrivains phalangistes du groupe Escorial, qui présentaient Machado comme un « poète sauvé » pour leur cause. « Le poète sauvé », était précisément le titre d’un article publié en 1940 par Dionisio Ridruejo dans le premier numéro de la revue Escorial, titre qu’il incorporerait plus tard dans le prologue de ces fameuses Obras completas profondément amputées, par lesquelles on cherchait à pallier le vide provisoire de la tradition intellectuelle du mouvement phalangiste. L’une des clés de ce « sauvetage », qui, on le sait était en réalité une authentique appropriation intéressée, visait à démontrer la foi et le catholicisme de Machado. Un document rend compte de cette position ; il s’agit du volume hommage que ce groupe avait préparé en 1949 à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Machado pour la revue Cuadernos Hispanoamericanos : dans celui-ci, José María Valverde évoquait une supposée « évolution de la spiritualité dans l’œuvre de Machado » et José Luis Aranguren qui aurait eu une position ambiguë au sein du régime, expliquait dans son texte que la célèbre Guiomar n’était autre que la projection métaphorique de l’absence de Dieu dans l’œuvre du poète.
Toute cette manœuvre stratégique d’assimilation explique la présence peut-être pas si paradoxale de Machado dans le cursus national depuis l’époque même de la guerre. On pourrait émettre des doutes à propos de la représentativité de ces manuels en raison de certaines des expressions et des jugements qu’on y trouve, surtout lorsqu’on connait l’histrionisme proverbial de Giménez Caballero. Mais la réalité est que ces volumes ont continué à être publiés pendant des années, voire des décennies, à travers de nombreuses rééditions que l’auteur réalisait à modeste coût sur les presses de son père. Il faut noter un autre élément : étant donné la difficulté de trouver d’autres témoignages, les manuels Gecé sont disponibles dans la grande majorité des bibliothèques universitaires, et sont vendus à très bas prix sur des sites comme Iberlibro : ceci suppose d’importants tirages, une grande diffusion et une large utilisation.
La prochaine grande étape légale de l’éducation franquiste est l’ouverture commencée mais non achevée par le ministre Ruiz-Giménez dans les années cinquante. La loi de Réforme de l’enseignement secondaire de 1953, fut complétée par les instructions approuvées par une Ordonnance en 1954. Les programmes combinaient des contenus historiques et des lectures et fournissaient pour la 6° année une liste de lectures parmi lesquelles l’enseignant devait choisir 10 titres. Comme vous pouvez le voir sur l’image, Machado apparaît au numéro 34, et les textes choisis sont « Las Encinas », de Campos de Castilla, et « Canciones del Alto Duero », de Nuevas Canciones[3] : une fois de plus, nous sommes confrontés au choix exclusif du thème castillan.
Il est très intéressant de revoir les objectifs didactiques de ces directives dans le manuel que Guillermo Díaz-Plaja avait préparé pour le cours intitulé Histoire de la littérature universelle et espagnole conformément aux normes en vigueur et dont la première édition a vu le jour en 1958 et qui sera réédité à plusieurs reprises au cours des années suivantes ; de fait, il était le manuel officiel de cette époque.
Díaz-Plaja fut un homme au parcours idéologique singulier: bien qu’il ait fini par devenir l’un des intellectuels essentiels du régime franquiste, il avait en réalité commencé sa carrière en lien étroit avec la « Ilustración Libre de Enseñanza » et avec les projets éducatifs de la République dont il fut un milicien culturel. Après la guerre, il fut démis de ses fonctions au lycée et à l’Université, mais sa réintégration immédiate en 1939 et ses nombreux postes au sein de la culture franquiste sont la preuve d’un accord avec le nouveau système.
Díaz-Plaja consacre deux pages à Antonio Machado en commençant par une référence minimale à sa biographie et en parlant de son travail en tant que professeur de lycée dans différentes villes et, d’une façon en partie similaire à Giménez Caballero, il synthétise sa valeur littéraire en disant que « sa poésie reflète le souci patriotique de la génération de Quatre-vingt-dix-huit ». Comme précédemment, Machado y est évoqué comme « le grand aède de la Castille », dont » il exalte la noble sérénité dans ses vers sobres et beaux ». Le barcelonais fait allusion au « concept d’Espagne » du poète, qui est porteur lui aussi d’un aspect dialectique d’espoir : il établit une opposition entre « la frívola España de charanga y pandereta que muere» et « la laboriosa España del cincel y de la maza del porvenir », introduisant timidement le texte qui allait nourrir le mythe de Machado comme le chantre des deux Espagnes.
Díaz-Plaja choisit trois poèmes pour illustrer la poétique de Machado : un fragment de « Campos de Soria », en rapport avec les prescriptions ministérielles ; le « Retrato », en sélectionnant cette fois les strophes qui font référence à son appartenance esthétique mais aussi à son statut de poète citoyen qu’ont exploité plus tard des générations de poètes, et enfin le célèbre « Yo voy soñando Caminos ».
Une fois encore, il faut souligner le silence sur la claire position politique de Machado ainsi que sur les circonstances de sa mort et par ailleurs noter l’accent mis sur la présentation du poète comme représentant de la génération de 98, présentation qui fait l’objet d’un traitement pour le moins ambivalent sur lequel il convient de s’arrêter. Quelques pages plus tôt, Díaz-Plaja avait expliqué que cette génération montrait un « désir européanisant » qui cherchait à « faire oublier notre tradition culturelle » et qui était au travers de l’« Institución Libre de Enseñanza » un agent puissant qui, disait-il, « bien qu’elle eût apporté certaines connaissances et des méthodes de travail venues de l’étranger, tendait à mépriser l’esprit traditionnel de notre culture ». À travers ces lignes nous voyons qu’il reconnaît « l’énorme influence et l’importance indéniable » de cette génération ; toutefois, il émet un jugement sur ses possibles erreurs : » qu’ils aient eu raison ou tort, il est évident qu’ils ont étudié l’Espagne et ses problèmes avec une énorme passion, et qu’ils se sont sincèrement efforcés d’y apporter une solution. »
Ces pages se terminent par une citation de Pedro Laín Entralgo qui, semblable à une morale, donne la clé des arguments d’un tel discours didactique. Les références répétées au rêve et l’insistance synonymique sur les comportements « incorrects », « laxistes » ou « hors du droit chemin » de cette génération, s’y multiplient. Une fois de plus, nous sommes confrontés à des termes qui ne sont pas du tout anodins et qu’il faut contextualiser : on les trouvait déjà dans l’évocation que Dionisio Ridruejo faisait de Machado dans le prologue des Obras completas déjà évoquées, où il justifiait l’aliénation gauchiste du poète à partir de sa condition elle aussi erronée, conséquence de sa « sénilité », de sa « confusion », du manque de discernement critique d’un être « ayant sombré , absent, désenchanté, un vagabond, plongé dans ses pensées » ce qui avait fait de lui l’un de ces « kidnappés moralement » par la République et donc un « ennemi », susceptible cependant d’être racheté.
Plus précisément, cette citation de Laín Entralgo, médecin et écrivain qui appartenait à la même génération que Ridruejo et avait collaboré à son projet, se trouve à la fin du livre La Generación del 98, publié en 1945, dans lequel il présentait Unamuno, Azorín, Machado, ainsi que d’autres membres de ce groupe comme des hommes qui, à partir de l’allégorie castillane, avaient suivi une trajectoire marquée par une préoccupation nationale et nationaliste qui avait elle-même évolué, passant d’un premier élan d’action politique à un retrait rêveur et mélancolique. Cet exercice particulier de réhabilitation obéissait aussi à un contexte précis : à une époque où la Phalange à laquelle ils appartenaient, perdait quelque peu de poids au sein du pouvoir culturel franquiste au profit de l’Opus Dei, l’évolution des hommes de la génération de 98 leur servait de miroir pour expliquer à tous et à eux-mêmes leur renoncement progressif aux idéaux fascistes en les voyant déformés par la réalité politique du régime qu’ils avaient soutenu avec tant d’enthousiasme.
En outre, ces critiques sympathiques et condescendantes initiaient très timidement une démarche que certains critiques comme Iravedra avaient déjà notée dans le texte de Ridruejo : un germe d’ouverture, par la voie évidente de l’assimilation, vers la dissidence et l’exil, qui se déploierait peu à peu. Partant de l’idée d’une fraternité par le sang versé des uns et des autres, Laín et Ridruejo ont signé, au cours des quarante et cinquante dernières années, une série de textes tels que « Conscience intégratrice d’une génération » et « Accusateurs et compréhensifs « , dans lesquels ils ont tenté, selon les mots de Ridruejo, d’« incorporer les valeurs de l’adversaire, total ou relatif, grand ou petit ».
Ce seront les thèses inclusives de Laín et Ridruejo qui, face aux tentatives d’effacement de l’Opus Dei, gagneront du terrain dans la pratique en jetant les bases d’une conciliation et préparant ainsi la mise en place précoce de la transition, comme l’a expliqué l’historien Santos Juliá. Un épisode clé sera sans doute la fameuse rencontre à Collioure d’intellectuels et de poètes de l’exil intérieur et extérieur en 1959, dans l’enthousiasme du vingtième anniversaire de la mort de Machado, lors d’un meeting parrainé par le Parti Communiste qui voulait transmettre à la communauté culturelle les thèses conciliatrices qu’il défendait depuis son congrès de 1954. Un autre fait important en ce sens est la liste intégrative de ce qui fut le produit éditorial le plus abouti de cet hommage, la célèbre anthologie Veinte años de poesía española que Castellet publiera en 1960 , dans laquelle il réunit sous le signe machadien de l’objectivité et de la fraternité, des poètes de la résistance intérieure comme Otero, Celaya, de Nora ou José Agustín Goytisolo, avec ceux qui étaient les plus proches et faisaient partie du régime, comme Bousoño, Rosales , Valverde, Panero, Vivanco et bien sûr, Ridruejo.
La politique éducative portera à son tour un signe éloquent du triomphe de ce discours et du rôle qu’a joué Machado dans celui-ci. En 1970, la loi Générale sur l’Éducation proposée par le ministre Villar Palasí a été approuvée ; elle articulait le système BUP et COU, et en 1978 ont enfin été publiés les programmes détaillant le contenu du cours d’orientation universitaire. Dans l’option Littérature, le point trois énonce littéralement « Le thème de l’Espagne dans la littérature »: après avoir misé sur une révision théorique de la question, qui intègre au « régénérationnisme » et à la Génération de 98 les discours d’Ortega de 36 et de l’étranger, on fixe comme corpus représentatif « l’étude monographique de l’œuvre poétique d’Antonio Machado » qui correspond presque littéralement à la formulation théorique de Laín.
Un exemple remarquable, en raison de leur succès et de leur diffusion, sont les manuels préparés par Fernando Lázaro Carreter et Vicente Tusón à partir de 1976 et, plus précisément, celui qui est apparu en 1980. Le chapitre correspondant au thème de l’Espagne et de son incarnation dans Machado se caractérise par un effort ardu d’intégration. À côté de l’image d’une ville qui pourrait être Zamora ou Soria (en raison de la présence du château et de la rivière), Lázaro et Tusón expliquent la gestation chronologique du problème de l’Espagne, en utilisant l’expression inventée par Laín dans un livre de 1949 qui faisait allusion à la position des uns vis-à-vis des autres, comme le prévoyait l’arrêté ministériel. Ensuite, ils présentent Machado comme étant le représentant par excellence d’une vision nuancée et polyédrique, car il avait abordé « la préoccupation de l’Espagne » dans « ses multiples possibilités d’approche ». Cette brève présentation se termine par une allusion aux « espoirs concrets pour l’avenir » et à une « jeune Espagne «de la part d’un Machado qui a voulu être et a été « à la hauteur des circonstances ». Celles-ci sont sans aucun doute liées au moment historique spécifique dans lequel ce livre a été conçu et publié, c’est-à-dire en pleine transition, et semble projeter sur les positions de Machado le pathos courageux et optimiste de l’époque.
Le traitement spécifique de Machado s’explique aussi par une souci à la fois intégratif et holistique et il atteste la cristallisation de modes herméneutiques qui s’étaient peu à peu introduits dans le discours sur Machado et qui connaitront un long cheminement. Ce qui interpelle dans un premier temps, c’est sa biographie dans laquelle apparaissent clairement deux éléments jusqu’alors absents du discours didactique et puissants en terme idéologique. D’une part, sa position ferme pendant la guerre, qui a eu comme conséquence son exil et sa mort à Collioure : « fervent partisan de la République, il doit s’installer à Valence ; Dans un petit village, Rocafort, où il vit et écrit pour la défense de su Espagne, jusqu’en 1938, date à laquelle il se rend à Barcelone, pour se réfugier l’année suivante en France avec sa mère. Tous deux, très malades, sont accueillis dans un petit hôtel de Collioure ». Quelques pages plus loin, apparaitra une allusion très émouvante au célèbre vers sur les jours bleus et le soleil de l’enfance, soi-disant retrouvé dans sa veste par son frère José. Ce qui attire l’attention ensuite, est l’allusion à sa relation mature avec Guiomar présentée non plus comme une rêverie allégorique mais comme un personnage réel identifié par son nom et son prénom : Pilar Valderrama. Les réticences quelque peu gênantes à accepter l’authenticité de cet amour de Machado avec une femme mariée et, pour ne rien arranger très conservatrice, sont totalement dépassées. On connait parfaitement les péripéties mouvementées de la publication de leur correspondance qui a été soumise à de multiples censures, comme l’a expliqué Giancarlo Depretis dans son édition de 1994.
Ce regard sur sa biographie continue dans une section particulièrement importante : celle qui, sous le titre « idéologie et profil humain », concerne ce qui sera un terme répété à l’envie pour qualifier éthiquement le poète : je veux parler évidemment de l’adjectif « bon » : « Machado fut un homme bon ». S’appuyant sur le vers du « Retrato » (Soy, en el buen sentido de la palabra, bueno), cela avait déjà été souligné par Ridruejo de façon répétitive (« et bon, bon, bon dans le bon sens du mot et dans tous les sens… ») dans l’exaltation de ce bueno pero tonto qui apparait dans le prologue de 1941 si souvent évoqué. Le thème de l’extrême « bonté » de Machado va de pair avec celui de « sa négligence vestimentaire » depuis l’époque d’Escorial y España peregrina, qui ne cessait d’être évoquée avec la même insouciance intellectuelle et poétique.
Mais en plus, Lázaro et Tusón n’hésitent pas à identifier la radicalisation et la fraternité qui président à l’évolution politique de Machado, qu’ils définissent et c’est fondamental, en termes d’exemplarité et de logique : « Jusqu’à la fin de sa vie, il a montré une cohérence exemplaire avec ses convictions profondes. Il était, selon eux, « à la hauteur des circonstances ».
Tout ce portrait montre, sans voile, la canonisation de la personne qui accompagne celle du poète, et qui se fonde sur la vertu morale (la bonté) et l’éthique (la fraternité) de Machado. N’oublions pas que Jorge Guillén évoqua non sans ironie le « mythe de Saint Antonio de Collioure ». L’évocation du profil politique de Machado qui apparaît dans ce manuel est indissociable du processus d’élaboration d’une certaine image publique du poète, une authentique « image d’auteur » pour reprendre le terme de Maingueneau, qui avait acquis un remarquable succès dans la sphère socioculturelle de l’époque. La cohérence de son engagement politique et sa dimension de poète et de citoyen avaient été les clés de l’album hommage que Joan Manuel Serrat enregistra en 1969. À noter également le succès remporté par la monographie que Tuñón de Lara publia en 1967, sous le titre limpide d’Antonio Machado, poeta del pueblo, où il le décrivait en termes très similaires.
Ensuite, les différentes œuvres de Machado sont abordées de façon plus individualisée. En premier lieu, les Soledades sont clairement revalorisées, ce qui commence à nuancer l’attention portée jusqu’à présent presque exclusivement à Campos de Castilla, sur lequel reposait le prétendu casticisme machadien. Deuxièmement, on note une sorte de déclin de l’inspiration lyrique du dernier Machado, à partir de Nuevas canciones, en raison ou à cause, on l’ignore, de son intérêt croissant pour la philosophie : « ce n’est que lorsqu’il évoque Soria », disent les auteurs, « qu’il retrouve son inspiration lyrique », car ailleurs « le lyrique a définitivement cédé la place au conceptuel ». Ce diagnostic avait déjà été fait par la critique : ce n’est pas un hasard si tous deux citent Dámaso Alonso, le professeur de Lázaro Carreter, qui, dans un article de 1958, avait défendu la thèse selon laquelle chez Machado, « le philosophe avait tué le poète ». Ces jugements révèlent un certain préjugé anti-intellectualiste non totalement exempté des connotations négatives du discours de ceux d’Escorial, et surtout révélateur d’une certaine réticence, quasi endémique dans les discours critiques sur la poésie en Espagne, au moment de faire le lien entre poésie et pensée.
J’évoquerai très brièvement les changements profonds introduits à partir de 1990 par la LOGSE, la première grande loi éducative de la démocratie espagnole, ainsi que les suivantes. Dans un esprit novateur, la LOGSE réunissait à nouveau langue et littérature dans une même matière et, concernant l’enseignement littéraire, la tendance historiciste cédait la place à l’étude des textes. La législation de l’État prévoyait de s’occuper des « transformations historiques des formes littéraires » en deuxième année de Baccalauréat, en incluant le parcours « du symbolisme aux Avant-Gardes » mais sans nommer personne. Ainsi, Elle proposait un « cursus ouvert », qui laissait une grande place aux différentes communautés autonomes, dans une veine qui a été maintenue, à quelques exceptions près, par la LOE de 2006, la LOMCE de 2013 et la LOMLOE, récemment approuvée (2020). Parallèlement, les manuels se sont multipliés, conséquence de l’expansion éditoriale et de l’extension de l’enseignement public à toutes les strates de la société.
C’est précisément cette ouverture qui empêche une analyse précise de la présence concrète de Machado dans les programmes. Cependant, un regard sur quelques manuels actuels nous permet de tirer quelques conclusions, pas toujours flatteuses. En premier lieu, le net amincissement du contenu littéraire est frappant, ce qui, du fait de l’intégration de la langue et de la littérature, a des conséquences dans l’approche de la figure de Machado : outre le peu de pages qui lui sont consacrées, leur présentation est simplifiée jusqu’à atteindre des approches quelque peu naïves. Dans de nombreux cas, on se trouve confronté à une biographie parcellaire et médiocre: un parallélisme entre la vie et le travail qui attribue une grande importance au mariage avec Leonor Izquierdo et surtout à la mort prématurée de la jeune femme : dans le poème « A un olmo seco », ceci a comme conséquence de réduire à des données strictement biographiques un poème dont la richesse symbolique dépasse ou transcende la maladie de Leonor. Il en va de même avec des compositions un peu plus évidentes en ce sens comme les merveilleux « A José María Palacio » ou « Allá, en las tierras altas », qui sont abordés toujours à partir d’une identification entre le sujet lyrique et le sujet empirique. Le thème castillan est encore très présent : la vie et l’œuvre du poète s’identifient à la Castille et, par extension, à l’Espagne, dont la première est vue comme son âme essentielle. L’auteur est devenu, implicitement ou explicitement, un représentant particulièrement en vue de la génération de 98.
Probablement en raison du scandale provoqué par la dénonciation de son escamotage en 2014 par de grands éditeurs comme ANAYA lui-même, la plupart des manuels font allusion au fort engagement républicain de Machado et à sa mort à Collioure. Le manuel de 2ème année de « Bachillerato » de Santillana contient même la photographie d’un hommage dans la ville française, se faisant l’écho de son statut de véritable lieu de mémoire. Ce qui apparaît également, de manière intimement liée, est la prise de conscience de la signification historique et symbolique de Machado au-delà de la transcendance de sa poésie : ainsi, le manuel de Bruño pour la 4e année de ESO ajoute une section intitulée « Le poète et son temps », dans laquelle Machado devient le symbole d’un Zeitgeist particulier et l’étudiant est invité à enquêter non seulement sur « les jalons qui marquent sa vie », mais aussi sur « les poèmes ou fragments poétiques de l’auteur ou d’autres écrivains qui ont écrit sur lui ». Ils font ainsi allusion au célèbre album de Serrat de 1969, incluant ainsi une réflexion sur la renommée et la postérité de Machado.
Parfois, cette dynamique qui allie attention biographique et sens post-littéraire comporte des risques, car il y a danger de remplacer le texte par le mythe, dans un exercice exploitable par la logique néo-capitaliste. Je voudrais terminer en soulignant le traitement réservé à Machado dans le manuel d’un éditeur bien connu, utilisé actuellement. À côté d’une très brève synopsis de la trajectoire de Machado, que l’on peut voir sur cette image, et de divers textes du poète, apparaît, à côté d’une statue de Leonor, un tableau d’activités qui se réduisent, pour la plupart, à la formulation de questions un peu triviales qui n’assurent en rien la compréhension littéraire et qui en quelque sorte renvoient aux défauts de la biographie la plus superficielle (où est né Machado ? Comment a-t-il rencontré sa femme ? Combien d’années ont-ils été mariés ? Quelle discipline enseignait-il ?). Cependant, la dernière des tâches, qui propose de préparer « une publicité pour promouvoir un itinéraire littéraire sur Machado à travers les terres de Soria », est peut-être la plus surprenante et la plus éloquente. Elle fait état de l’entrée du discours touristique dans l’enseignement littéraire, lui transférant l’exploitation commerciale de la littérature : ce qui est probablement l’un de ses usages publics les plus notoires aujourd’hui.
En ce sens, je voudrais simplement terminer en réfléchissant à la manière dont l’attention portée aux textes et à leur radicale singularité est sans nul doute le meilleur antidote contre les logiques transactionnelles qui ont affecté et affectent encore l’approche pédagogique de Machado, et qui ont rendu possible l’instrumentalisation – politique, mais aussi mercantile, on l’a vu – de son capital littéraire.
Traduction Marie Porical Fontanell
[1] Instrumentalisation, aussi.
[2] 1903– Soledades : poesías ; 1907- Soledades.Galerías.Otros poemas ; 1912- Campos de Castilla ; 1917- Páginas escogidas ; 1917- Poesías completas ; 1917- Poemas ; 1918- Soledades y otras poesías ; 1918- Soledades,galerías y otros poemas ; 1924- Nuevas canciones.
[3] En réalité, il ne s’agit que d’un seul poème sur Soria, intitulé « Canción de mozas », de style populaire.