LA VIE ET LA MORT DES POÈTES
Le grand poète espagnol Antonio Machado est mort.
Dans ces jours noirs, le téléphone sonnait. « Perpignan vous demande. » Des voix viennent du bout de notre pays, elles disent des mots incompréhensibles, des mots qu’on hésite à croire.La souffrance humaine atteint à des dimensions modernes. Tout est encore possible. Nous sommes toujours aux temps d’Attila.
Donc, j’avais tous les soirs un colloque étrange avec l’horreur. Par le fil invisible et ténu m’arrivent à travers les champs et les villes la rumeur monstrueuse des douleurs espagnoles, l’écho stupéfiant de ce martyre d’un peuple parqué sur notre sol. Et au milieu de ce concert terrible, commencèrent à venir à moi les noms des poètes.
Le premier, ce fut Altolaguirre.
« Je vous envoie M. Altolaguirre », me dit dans l’appareil la voix d’un fonctionnaire aimable. Il avait passé à travers le feu comme la salamandre, ce jeune poète qu’on crut fou à la frontière, car c’est là le bonheur des poètes. Mais tous les autres dont les noms me parvinrent de l’enfer commun qui s’était refermé sur eux, Pedro Garfias, Emilio Prados, Ramon Gaya, José Herrera Petere, Arturo Serrano Plaja, et bien d’autres, tous maintenant étaient les prisonniers de ces camps de cauchemar dont l’histoire de France voudrait pourtant détourner les yeux.
Ah ! les poètes d’Espagne, comme nous les avons bien accueillis sur le sol français ! Nous leur avons donné du sable pour, dormir, nos étoiles pour ciel de lit, la bise pour manteau, de l’eau souillée d’urine en guise d’hydromel, et la cravache des sous-offs et les baïonnettes des Sénégalais !
Dans le camp de Saint-Cyprien il y avait la plupart des poètes de «Hora de Espana», ceux qui écrivirent le Romancero de la Guerre civile il y a deux ans. Il y avait Serrano Plaja, au groupe 186, Serrano Plaja qui avait décrit jadis l’exode des réfugiés de l’Andalousie :
De mes yeux je les ai vus,
misérables, exilés,
errant par les grands chemins
ces paysans andalous,
hommes, femmes et enfants,
marchant je ne sais vers où,
cheminant toujours perdus,
de mes yeux je les ai vus
au bord de ces grandes routes
qui sont fleuves vers Cordoue.
Comme le romancé de 1936 prend aujourd’hui un sens terrible, quand celui qui l’écrivait à son tour est part de l’immense troupeau.
… fleuves de bêtes et d’hommes
cherchant sous les oliviers
l’ombre à défaut d’un refuge,
à défaut de paix, l’oubli.
Avait-il imaginé ceci pourtant, quand il disait :
De mes yeux je les ai vus :
de la plus terrible offense
qu’ait jamais soufferte Espagne
sont un sanglant témoignage
leurs pas de bêtes traquées,
leurs pieds enflés et leurs voix.
Et je pense aussi à Herrera Petere, quand il écrivait :
Morts où passe un vent de gel
devenez des jardins verts,
pour que les soldats du peuple
qui sont au front n’aient pas froid.
et je redis cette prière, car Herrera Petere est là, parmi eux, au pied de ces Pyrénées implacables d’où les Italiens déjà menacent notre pays.
Déjà pourtant Herrera Petere, Emilio Prados ont pu sortir des camps. Poètes ressuscités, nous vous saluons ! Ne gardez pas de la France ce souvenir atroce ! Quand Lazare sortit du tombeau, il ne dit rien de ce qu’il avait vu dans l’autre monde, il trouva simplement le soleil doux et chaud, et ses sœurs belles comme par le passé. Oh ! souriez encore à votre sœur la France !
Mais voici que nous sommes frappés d’une façon irréparable : de Collioure la nouvelle arrive. Le plus grand, l’aîné des chanteurs d’Espagne, celui dont le cante jondo venait du plus profond de la péninsule meurtrie, Antonio Machado est mort. Vraiment mort. De cette mort dont on ne ressuscite jamais. Il a pu à peine atteindre la terre étrangère, chassé par la force ennemie, il a à peine quitté sa terre natale, que la vie l’a abandonné. Il n’a pas survécu à l’exil. Il n’a pas résisté à cet arrachement. Le poète déraciné s’est éteint dans la nuit française.
Ô Machado, ô grand proscrit tombé ! Maintenant les hommes voient enfin ta vraie grandeur ! Maintenant ton nom est inscrit à jamais dans le cœur saignant du monde. Tu es au bas de la carte de France, au seuil de la guerre, un reproche éternel que n’effaceront pas les mensonges. Toi qui, comme pas un, avais su trouver quand fut fusillé Federico Garcia Lorca des mots de ciel pour parler de sa mort, à ton tour te voilà saisi par l’ombre. A Collioure, dans le petit cimetière de campagne, où pendant les siècles on viendra s’incliner, tes vers chanteront dans les mémoires :
« Parce qu’hier dans mon vers, ma compagne,
résonnait le bruit sec de tes paumes,
et que tu donnas la glace à mon chant, et à ma tragédie
le tranchant de ta faux d’argent,
je chanterai la chair que tu n’as pas,
les yeux qui te manquent,
tes cheveux que le vent secouait,
les rouges lèvres qu’on te baisait.
Aujourd’hui comme hier, gitane, ma mort,
comme on est bien seul avec toi. »
Le jour où nous avons appris qu’Antonio Machado avait été retrouver sa gitane, la mort, un entrefilet des journaux nous révélait un surprenant et singulier sacrilège : à Villequiers, là où sa fille et son jeune mari se noyèrent en Seine, le monument de Victor Hugo a été barbouillé de goudron par des gens inconnus. Je ne sais pourquoi la mort de Machado à Collioure et ce blasphème de Villequiers se lient pour moi dans un même serrement de cœur. Peut-être seulement parce que le nom de Villequiers est inséparable de la plainte poignante d’Hugo, pleurant ses enfants, dans un poème que n’oublie pas qui veut, et où le poète dit à Dieu :
Dans vos cieux, au delà de la sphère des rues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.
Et que jamais comme ce soir je n’ai senti que ce n’était pas possible qu’il y eût dans le monde tant de douleurs humaines sans que ce fût pour manigancer une chose énorme et mystérieuse, une chose terrible et belle, qui a un nom de victoire, vous m’entendez ! un nom de victoire, mes amis, et la grandeur et la force de la vie, et qui s’appelle France, et qui s’appelle Espagne, et pour laquelle il n’y aura jamais assez de poètes, et de chants, et de cris de joie.
Louis Aragon, article dans Regards, n°268 du 2 mars 1939