Je voudrais consacrer mon intervention à deux aspects complémentaires de la personne et de l’œuvre de Josep Maria Corredor. D’abord j’évoquerai le collègue de l’Université de Perpignan, tel que je l’ai connu, puis je parlerai du rôle décisif qu’il a joué afin qu’Antonio Machado et sa mère, Ana Ruiz, puissent reposer ensemble dans une tombe digne à Collioure.
La première fois que j’ai vu Josep Maria… Si je me permets de l’appeler par son prénom aujourd’hui, jamais je n’aurais osé le faire pendant les quelque vingt ans que durèrent nos amicales relations. Il m’appelait « Monsieur Issorel » et moi, je lui disais « Monsieur Corredor », et, bien sûr, toujours nous nous sommes vouvoyés. Nous étions pourtant en octobre 1971, c’est-à-dire très peu de temps après Mai 68, qui avait, à l’université et ailleurs, aboli beaucoup de barrières. Je l’appellerai donc Josep Maria, parce que de ces années de convivencia universitaire, il ne reste aujourd’hui que le souvenir, l’admiration que je lui porte et un sentiment d’affection.
Notre première rencontre eut lieu lors de la première réunion de l’année universitaire du département d’espagnol, tenue sous la présidence de Moïse Bernadach, fondateur du département d’espagnol et promoteur de l’enseignement du catalan et du portugais à notre université. L’objet de cette réunion était la préparation de la rentrée. Nous étions en octobre 1971. J’ai vu ce jour-là un monsieur qui sembla plutôt âgé au jeune homme que j’étais alors, vêtu avec une sobre élégance : costume, gilet, cravate, mais on voyait bien que le costume n’était pas neuf. Ses chaussures non plus ne l’étaient pas, mais elles étaient impeccablement cirées. Pendant toute la durée de la réunion il garda un air sérieux, presque grave, et ne prit guère la parole. À la fin de la réunion, Bernadach nous distribua nos horaires respectifs et nous nous séparâmes.
Josep Maria occupait un poste de lecteur, mais il était un lecteur d’un genre particulier. À l’instar d’autres intellectuels espagnols, exilés en 1939 après la guerre civile, il faisait partie de la catégorie des lecteurs dits « historiques ». Il y en avait dans les grandes universités : Paris, Toulouse, Bordeaux, Montpellier et dans quelques autres aux effectifs plus modestes, comme Perpignan, qui ne comptait en 1971 que 800 étudiants. Ainsi que vous le savez, un lecteur est habituellement un jeune homme ou une jeune fille de 22-23 ans, licencié, en général étudiant de la langue du pays qui l’accueille, qui passe un an ou deux dans une université étrangère pour apporter aux étudiants l’irremplaçable connaissance de sa propre langue. Il perçoit en échange un salaire propre à couvrir les frais d’un jeune célibataire, mais pas ceux d’une famille, d’autant que le ministère de l’Éducation nationale ne lui verse que les neuf mensualités de l’année universitaire et ne lui paie pas les vacances d’été.
Josep Maria et les autres lecteurs « historiques », tous gens d’une haute valeur intellectuelle, étaient sous-employés, puisque le rôle du lecteur est d’assurer des cours de conversation. Chaque année se posait pour eux la question du renouvellement de leur contrat. Aussi les lecteurs « historiques » vivaient-ils dans l’angoisse d’un éventuel non-renouvellement du contrat, autrement dit de se retrouver sans travail et sans aucun droit. Certains, parmi ces lecteurs, cherchèrent leur salut hors de l’université, d’autres validèrent leurs diplômes, acquirent la nationalité française et préparèrent une thèse de doctorat d’État, grâce à laquelle ils purent obtenir par la suite un poste de maître de conférences ou de professeur, et donc s’intégrer dans l’université française. Josep Maria, lui, s’inscrivit à l’Université de Montpellier où il prépara et soutint en 1948 une thèse de doctorat d’université, consacrée à l’œuvre de Joan Maragall, intitulée : Joan Maragall, un esprit méditerranéen. Mais un doctorat d’université qui se prépare en un temps beaucoup plus court qu’un doctorat d’État, ne donne pas accès à l’enseignement supérieur, auquel, de toute façon, Josep Maria ne pouvait pas prétendre puisqu’il s’est toujours refusé, à ce moment-là et par la suite, à acquérir la nationalité française. Lui qui avait la capacité d’être un brillant professeur d’université, s’est donc vu obligé d’accepter un modeste poste de lecteur au lycée Arago de Perpignan et, quelques années plus tard, un poste de lecteur encore à l’Université de Perpignan.
Son talent, il l’a exercé avec sa plume à travers la critique littéraire, philosophique et politique. Il a écrit des articles, des livres, a traduit Sartre et Gide et prononcé de nombreuses conférences. Son salaire de lecteur étant insuffisant pour faire vivre sa famille, il a aussi été traducteur anglais-espagnol de 1954 à 1981, année de sa mort, pour les conférences internationales de l’ONU à Genève.
Revenons à 1971. Vers la fin octobre, les cours commencèrent et, chaque fois que nous nous rencontrions, nous bavardions un moment. De quoi ? De tout… sauf de lui. C’était un homme extrêmement réservé. Derrière son humour, ses boutades, qui nous faisaient rire et qui auraient mérité d’être recueillies dans une anthologie, il cachait et protégeait son intimité. Jamais il ne m’a raconté comment il avait franchi la frontière à la fin de la guerre civile, comment ni où il avait vécu ses premières années d’exil. Je ne lui ai jamais posé de questions non plus, parce que je sentais que sa réserve était le signe d’une profonde douleur. J’ai compris qu’il n’avait jamais surmonté le déchirement de l’exil, que jamais ne s’était fermée la plaie de la séparation d’avec sa terre natale. Cette douleur de l’exil, il la portait avec une constante dignité. Pas une fois, je ne l’ai entendu se plaindre ou protester. Il n’était pas issu d’une famille noble, mais il avait dans son attitude, dans ses gestes, dans sa conversation, l’élégance d’un aristocrate, un aristocrate de l’esprit et de l’intelligence. Au cours des réunions du département d’espagnol, il intervenait peu. Quand il le faisait, c’était avec la concision d’un Baltasar Gracián ou en citant un proverbe.
À propos de proverbe, je me souviens de la scène suivante, comme si je la voyais. Deux collègues et moi étions en train de parler devant l’un des locaux préfabriqués de l’Université, chemin de la Passio Vella, quand arriva un taxi. Josep Maria en descendit, mit son chapeau, tendit un billet au chauffeur – et nous vîmes qu’il ne prenait pas la monnaie –, puis se dirigea vers notre groupe. La scène se déroula en l’espace de quelques secondes, mais jamais ne s’effacera de ma mémoire l’exquise distinction de Josep Maria pour faire une chose aussi banale que descendre d’un taxi et payer sa course. Il s’approcha de nous et, en guise de salut, il nous dit : « Reunión de rabadanes, oveja muerta » [litt. ‘Réunion de maîtres-bergers, brebis morte »]. C’est ce jour-là que j’ai appris ce joli proverbe espagnol, si opportunément employé.
Un jour de février 1972, nous parlâmes d’Antonio Machado. Comme tout hispaniste ou hispanisant digne de ce nom, je savais que l’auteur de Campos de Castilla était mort à Collioure en 1939, mais j’ignorais dans quelles circonstances. À un moment de notre conversation, Josep Maria me dit : « Savez-vous qu’il y a à Perpignan quelqu’un qui a connu et fréquenté Antonio Machado à l’hôtel Bougnol-Quintana de Collioure ? C’est un ami, si vous voulez le connaître, je peux vous le présenter. » La nouvelle était pour moi extraordinaire. Quelques jours plus tard, nous allâmes ensemble voir Jacques Baills, retraité de la SNCF, qui complétait sa pension en travaillant à temps partiel dans un cabinet d’assurances. Baills avait alors 60 ans. Trente-trois ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait connu Antonio Machado à Collioure et qu’il l’avait fréquenté quotidiennement pendant les vingt-six derniers jours de sa vie à l’hôtel de Pauline Quintana. Voici en résumé le récit que nous fit Baills ce jour-là. Il était à l’époque chef de gare intérimaire à la gare de Collioure.
Le 28 janvier 1939, cinq voyageurs sont descendus du train bondé de 17 h 30 en provenance de Cerbère. C’était Antonio Machado, sa mère, Ana Ruiz, âgée de 85 ans, son frère José et Matea, épouse de ce dernier. Ils étaient accompagnés par l’écrivain Corpus Barga. Ils demandèrent à Baills s’il connaissait un hôtel à Collioure et celui-ci les orienta vers l’hôtel Bougnol-Quintana, où lui-même logeait. Une fois son service terminé, Jacques Baills revint à l’hôtel et demanda à Madame Quintana si le groupe de cinq personnes était bien arrivé. « Oui, répondit-elle, mais ils sont maintenant couchés, ils n’ont même pas voulu dîner ». Ce n’est que deux ou trois jours plus tard, en recopiant dans le registre les fiches remplies par les voyageurs, que Baills vit le nom d’ « Antonio Machado, professeur ». Il se souvint alors que, plusieurs années auparavant, il avait appris aux cours du soir des poésies d’Antonio Machado. « Je me suis donc permis d’aller lui demander [je cite Baills] si le professeur qui était à l’hôtel était bien Antonio Machado, le poète que je connaissais, et alors, sans y mettre trop de mondanité ni rien, sans même sourire, il m’a dit : “Oui, c’est moi” ». C’est ainsi que ce jour-là Baills nous raconta, à Josep Maria et à moi, ce que furent les derniers jours du poète jusqu’au triste dénouement, le 22 février.
Après leur mort, les cercueils du poète et de sa mère, décédée trois jours après son fils, furent placés provisoirement dans une niche prêtée par la famille Py-Deboher, amie de Madame Quintana. Mais un jour cette famille eut besoin de la niche. Le Comité des Amis d’Antonio Machado, dont Josep Maria Corredor était le secrétaire et Jacques Baills le trésorier, décida alors de lancer une souscription pour offrir un tombeau digne au poète et à sa mère. Quand Josep Maria fit part de ce projet à Pablo Casals, à qui l’unissait une étroite amitié, le musicien, qui vivait alors à Prades, offrit de prendre à sa charge la totalité des frais qui allaient être engagés. Pensant qu’il était préférable que l’argent provînt d’une souscription populaire, Josep Maria lui conseilla d’attendre. C’est alors qu’il écrivit et publia dans Le Figaro Littéraire du 12 octobre 1957, il y a aujourd’hui 56 ans jour pour jour, un long article intitulé «Un grand poète attend son tombeau». Les dons affluèrent du monde entier. Quelques-uns provenaient d’écrivains et d’artistes célèbres : Pablo Casals, bien sûr, André Malraux, René Char. Un groupe d’étudiants d’espagnol de la Sorbonne envoya 38.000 francs anciens. Albert Camus accompagna son chèque (qui représentait le 6e de la somme totale) d’une lettre à Josep Maria Corredor où il désignait Antonio Machado comme «le poète que j’admire par-dessus tout». La Ville de Collioure offrit le terrain, si bien que le transfert des restes du poète et de sa mère put avoir lieu le 15 juillet 1958.
Pablo Casals avait manifesté le désir de jouer du violoncelle en honneur de Machado le jour de la réinhumation, mais José Machado, exilé au Chili, ayant expressément recommandé de s’abstenir en cette circonstance de toute manifestation publique, Casals, dont la présence à Collioure aurait attiré une grande foule, renonça à son projet. Quelques semaines après, il revint jouer, dans la solitude du cimetière de Collioure, le Cant dels ocells, à la mémoire du poète disparu.
Revenons un instant sur l’article «Un grand poète attend son tombeau». L’appel aux dons proprement dit ne couvre que le dernier paragraphe. Le reste de l’article est consacré à une biographie concise du poète et à une présentation de son œuvre. Ces lignes révèlent une connaissance profonde de la poésie machadienne. Ainsi, après avoir rappelé l’importance du temps dans la poésie d’Antonio Machado, qui avait écrit : «La poésie est la parole essentielle dans le temps», Josep Maria nous offre en quelques lignes une splendide définition de la poésie machadienne : «C’est une poésie qui reflète un maximum d’authenticité et qui atteint les hauts sommets avec les moyens les plus simples. Machado approche les choses et il les touche à peine; il nous les signale, tout simplement, d’un geste timide et surpris, qui en souligne la beauté ou l’émotion».
Je voudrais à ce propos souligner la qualité de la langue française dans laquelle s’exprimait Josep Maria Corredor. Cet article du Figaro Littéraire nous offre un superbe exemple de la propriété, de la souplesse et de l’élégance de sa prose.
Je vous propose pour conclure de nous arrêter un instant sur un autre de ses articles, publié dans La Vanguardia en 1975, année du centenaire de la naissance d’Antonio Machado. Les mots qu’il y utilise pour caractériser le poète : «Un homme timide, réservé, simple» prennent en cette année où Gérone et Collioure célèbrent le centenaire de sa naissance, une résonance saisissante. S’il est vrai que l’adjectif «timide» ne correspond nullement à la personnalité bien affirmée de Josep Maria, en revanche les deux autres adjectifs, «réservé et simple» qualifient parfaitement deux aspects de son caractère et de son tempérament. D’autre part, dans ce même article, et encore au sujet du centenaire machadien de 1975, il pose la question suivante : «Si cette commémoration servait aussi à informer, n’est-il pas vrai qu’elle serait positive et féconde ?» Nous pouvons, je crois, appliquer cette interrogation rhétorique, qui appelle bien sûr une réponse affirmative, au double hommage de Gérone en février dernier et de Collioure aujourd’hui. Féconds et positifs, il est certain que ces deux hommages le sont et seront, car ils font revivre, aujourd’hui et demain, la pensée et l’œuvre d’un grand seigneur des lettres.