Conférence de Verónica Sierra Blas – Le dialogue qui jamais ne s’interrompt

 

 

Le dialogue qui jamais ne s’interrompt :
Les archives des lecteurs/trices d’Antonio Machado à Collioure

  

Verónica Sierra Blas
Université d’Alcalá, LEA-SIECE, FAM

 

 

  1. La mort d’un poète et l’exil de tout un peuple

 Bonjour à vous tous et merci beaucoup, Madame la Présidente, pour votre généreuse présentation. C’est un plaisir et un privilège de pouvoir s’exprimer durant quelques minutes un grand jour comme aujourd’hui, c’est pourquoi je vais tenter d’en tirer le plus grand parti et remplir du mieux possible la tâche qui m’incombe et qui consiste à vous présenter les archives des lecteurs d’Antonio Machado que nous conservons à la Fondation Antonio Machado de Collioure. Des archives qui sont probablement l’un des monuments les plus importants et les plus significatifs que l’on ait élevé jusqu’à ce jour pour honorer la mémoire du poète et en même temps la mémoire de son peuple, de l’Espagne républicaine : cette Espagne qu’il a comblée de progrès et d’espoir ; cette Espagne qu’il a défendue  avec sa plume jusqu’à son dernier souffle ; cette Espagne pour laquelle il a tant souffert et pour laquelle il a tant prié ; cette Espagne enfin à laquelle il s’est uni, vaincue et écrasée, au cours de son exode historique.

On célèbre maintenant les 80 ans de cette diaspora de milliers d’Espagnols et d’Espagnoles qui ont été obligé(e)s de franchir des frontières et d’abandonner la terre qui les avait vus naître pour sauver leurs vies. Nombreux sont ceux qui y sont parvenus et qui se sont construit un nouveau futur loin de la haine et de la peur, ici, en France, ou dans d’autres pays où ils se sont réfugiés ; mais nous savons bien que beaucoup d’autres n’ont pas survécu. La répercussion qu’a eue la mort d’Antonio Machado n’est pas due à  sa seule réputation – en effet, il était alors, comme il continue à l’être maintenant, l’un de nos écrivains et penseurs les plus universels-, mais aussi aux idées et aux valeurs qu’il incarnait. C’est pourquoi il est devenu l’une des principales icônes de l’exil espagnol. Toutefois, tant que notre poète n’a pas eu de tombe personnelle, ce caractère symbolique ne pouvait se matérialiser, et c’est précisément au moment où la tombe où il repose à côté de sa mère a été construite que commence l’histoire de nos archives.

  1. La tombe et la boîte à lettres de Antonio Machado

Vous n’êtes pas sans savoir qu’Antonio Machado, du jour où il fut enterré le 23 février 1939 dans l’après-midi et jusqu’à la fin des années 50, n’eut jamais son nom inscrit sur une quelconque dalle funéraire parce qu’il n’avait pas de tombe à lui. La famille de Machado arriva à Collioure sans rien, et lorsqu’Antonio mourut avec à ses côtés Ana à l’agonie, et devant le sort incertain qui les attendait lui et son épouse, José Machado accepta que l’on enterre son frère et trois jours plus tard sa mère, dans une niche prêtée par une femme du village : Marie Deboher, grande amie de Pauline Quintana.

C’est à la suite de l’article publié en 1957 par l’écrivain et pédagogue José María Corredor dans le Figaro littéraire, ainsi qu’à la collecte qui suivit, le fait qu’Antonio Machado, 18 ans après sa mort et grâce à la contribution  désintéressé de nombreuses personnes, certaines plus célèbres que d’autres et grâce à une concession offerte par la Mairie de Collioure, put avoir sa propre tombe. Ce fameux article de Corredor concluait ainsi : « […] amis et admirateurs de l’œuvre de Machado, unissons nos cœurs à sa pensée, afin  de lui élever un tombeau, et faisons de ce tombeau un hommage à l’un des plus grands auteurs lyriques de ce siècle ». Le 16 juillet 1958, on exhuma et on transféra ses restes et ceux de sa mère dans la sépulture actuelle que tous nous connaissons et où nous nous rendrons dans un moment.

Le caractère symbolique que revêtit la mort de Machado aux yeux des exilés espagnols, ajouté à l’idée initiale de sa tombe exprimée par Corredor comme étant un « hommage » en soi au poète, fut le point de départ d’un consensus émotionnel autour de sa figure et de son œuvre qui transforma le cimetière de Collioure d’abord  de façon spontanée et ensuite mimétique en un lieu de culte et de pèlerinage : se rendre sur la tombe d’Antonio Machado, lui adresser quelques mots et laisser un témoignage pour lui dire le respect et l’admiration que ressentent ceux qui viennent ici chaque année pour honorer sa mémoire, est un rite quasi sacré qui s’est maintenu jusqu’à ce jour et qui nous a permis de créer les archives.

Nous ignorons et je ne pense pas que nous puissions jamais le savoir, qui fut la première personne à avoir eu  l’idée d’écrire un message à Antonio Machado et de le laisser sur sa tombe, tout comme nous ignorons et je ne pense pas que nous puissions jamais le savoir, quand ceci se passa exactement.  En revanche, que cette pratique rituelle se soit développée et qu’à un moment donné elle soit devenue numériquement importante, explique que la Fondation Antonio Machado ait pris la décision dans les années 80 d’installer une boîte à lettres à côté de la tombe afin que les personnes venues s’y recueillir  et désireuses de lui écrire quelques mots, aient un endroit où déposer leur « offrande ».

Dans un ouvrage publié par la Fondation à l’occasion du 50° anniversaire de la mort de l’écrivain en 1989, au cours duquel on publia pour la première fois quelques -unes de ces lettres et messages que les admirateurs d’Antonio lui adressaient et qu’ils laissaient sur sa tombe pour lui rendre hommage, Manolo Valiente, l’un des membres du Comité Directeur, dont l’un des membres fondateurs est parmi nous aujourd’hui, Monique Alonso, expliquait au poète pourquoi il avait été décidé de mettre une boîte à lettres à côté de sa tombe, assumant la responsabilité de cet acte, bien qu’il se fût agi d’une décision prise en commun – tu étais présente, Monique, « embarquée » dans cette affaire, c’est le cas de le dire et tu le sais bien-  :

 Je suis responsable, Don Antonio, si la Mairie de Collioure a placé une boîte à lettres sur la tombe où vous reposez ta chère mère et toi. Pardonne-moi, bien qu’il me faille t’avouer que c’est la seule chose qui me soit venue à l’esprit  devant la perspective de voir disparaître  tant de messages d’amour et de respect envers toi. Je crois que de la sorte toutes ces manifestations d’extraordinaire et intense affection de la part de ton peuple pourront être connues un jour […]. Les lettres et les poèmes des gens te prouvent que ton peuple est avec toi […]. Tu n’es pas mort […] Que ta modestie d’homme bon excuse mon audace.

L’installation de la boîte à lettres a permis que se réalise l’objectif poursuivi par la Fondation et que Manolo Valiente a exprimé dans l’ouvrage évoqué : laisser pour le futur une trace de ces marques de reconnaissance dont le poète est l’objet, génération après génération. Sans le savoir, ceux qui placèrent la boîte à lettres  à côté de la tombe ont garanti la pérennité du rite et sans le vouloir, ils le modifièrent fondamentalement.

La boîte à lettres a fait chuter la spontanéité et elle l’a parfois faite disparaître, en effet, sa seule présence incitait les visiteurs qui se rendaient au cimetière à écrire ou « à se préparer » sachant qu’elle était là, c’est-à-dire à porter de chez eux un message écrit au préalable ; par ailleurs, elle a généré une écriture à distance, inconcevable avant, grâce aux envois postaux. Avant cela, la plupart des documents adressés au poète étaient rédigés in situ au moment de la venue au cimetière, devant sa tombe. Mais à partir du moment où la boîte à lettres fut installée, commencèrent à affluer au bureau de poste de Collioure, des lettres dont le destinataire était Antonio Machado.

La clé de la boîte à lettres de la tombe d’Antonio Machado a toujours été  entre les mains de la Fondation Antonio Machado de Collioure. Miguel Martínez et Paul Combeau, l’ancien secrétaire et  l’ancien trésorier,  furent les premiers  facteurs machadiens, une tâche que d’autres membres de la Fondation assumèrent lorsqu’ils ne purent plus continuer et actuellement, c’est notre trésorier Jacques Rodor qui a pris la relève.

Le ramassage des documents commença de façon aléatoire : Miguel choisissait chaque mois quelques lettres et des messages pour les publier dans le bulletin qu’il rédigeait annuellement pour rendre compte des activités de la Fondation ; Paul conservait certains de ces documents ;  il lui en coûtait de s’en défaire car il lui semblait qu’ils reflétaient fidèlement la tendresse que les gens ressentaient et montraient au poète ainsi que leur admiration pour sa poésie et leur plaisir à le lire. Il ne vint à l’esprit ni de l’un ni de l’autre que cette documentation qu’ils avaient amassée, pourrait un jour donner naissance à des archives, pourtant sans eux, et c’est le paradoxe, nos archives n’existeraient pas.

Le travail consistant à relever systématiquement la documentation déposée sur la tombe et dans la boîte à lettres par tous ceux qui visitent le Cimetière Municipal de Collioure, a commencé en 2010. Je voudrais remercier aujourd’hui toutes ces personnes qui cet été- là m’ont accordé leur confiance et approuvé mon projet et tous ceux qui par la suite m’ont suivie en me prêtant une aide inconditionnelle : Michel Molly et Jacques Manya, les maires de Collioure et leurs équipes respectives, le Conseil Départemental des Pyrénées Orientales ; Fernando Galván, le recteur de l’Université d’Alcalá, Antonio Castillo, le directeur du groupe LEA-SIECE de la faculté de philosophie et de lettres, Guy LLobet, Joëlle Santa-Garcia, Soledad Arcas, Enriqueta Otero, Serge barba, Jacques Issorel et bien entendu, Miguel Martínez et Paul Combeau ainsi que tous les membres anciens ou actuels de la Fondation qui ont été à mes côtés tout au long de ces années, Marise Parra et le personnel de la Médiathèque Antonio Machado, et bien sûr,  toute mon équipe d’étudiants de Licence,  Master et Doctorat, surtout Elena Fernández et Erika Fernández qui portent ce projet actuellement.

  1. Les archives Des mots dans le temps

Depuis l’été 2010 et jusqu’à maintenant, au cours de différents séjours de travail avec mon équipe à Collioure, nous avons compilé, ordonné et classifié tous les documents que Miguel et Paul gardaient chez eux, datés entre 1975 et 2009. Grâce au ramassage régulier depuis 2010 – une fois par mois en général-  des écrits que les gens qui se rendent sur la tombe d’Antonio Machado déposent dans la boîte à lettres ou sur la pierre tombale, et à leur classification, nous sommes parvenues à réunir des milliers de documents qui nous ont permis de constituer nos archives, que nous avons appelées  Des mots dans le temps en nous inspirant d’un vers d’Antonio Machado qui appartient à une série de poèmes peu connue intitulée «  De ma serviette », composée autour de 1924, dans laquelle le poète offre à ses lecteurs cette définition de la poésie : « Ni marbre dur et éternel, ni musique, ni peinture, mais des mots dans le temps ».

La caractéristique principale de nos archives, ce qui en fait un ensemble documentaire exceptionnel, est qu’il s’agit d’archives vivantes, qui n’ont pas de fin ; ceci explique le titre quelque peu « hernandien » de cette conférence : Le dialogue qui jamais ne s’interrompt ». Les archives des lecteurs et des lectrices d’Antonio Machado grandissent , grossissent  et s’enrichissent de jour en jour, de mois en mois, d’années en années, et pas seulement à des dates marquantes comme celles correspondant aux  hommages que nous lui rendons en février ou à la saison estivale, lorsque Collioure est remplie de touristes curieux ; ce sont bien sûr les mois durant lesquels nous recueillons le plus de documents, mais la boîte à lettres d’Antonio Machado n’est jamais vide.

En plus de cette caractéristique si particulière, nos archives ont une  spécificité : elles contiennent  une collection multiforme ; en effet,  les documents qui s’y trouvent présentent une très grande diversité matérielle et linguistique. Ceux qui décident d’écrire au poète le font en se servant de divers outils d’écriture- depuis les crayons, les plumes et les touches d’un ordinateur jusqu’aux peintures ou aux rouges à lèvres-, ils le font dans des langues du monde entier, même si le français, l’espagnol et le catalan dominent, et ils utilisent soit  des supports variés qu’ils apportent de chez eux, soit n’importe quel support lorsqu’ils sont au cimetière – papier hygiénique, serviettes, pierres, tickets, billets de train , entrée au musée ou à un concert, pour vous donner quelques exemples-.

L’hétérogénéité formelle et linguistique des témoignages conservés transparaît aussi dans la grande diversité des auteurs : bien que la majorité des documents semble avoir été écrite par des personnes adultes ou par des adolescents, il y en a aussi de la main d’enfants. De la même façon, il y a autant de documents signés par une seule personne que de documents collectifs, rédigés, lus et/ou chantés par des groupes d’amis, d’étudiants, d’associations ou d’une même famille. Il est fréquent, étant donné cette conception communautaire d’écrire et de lire, que l’on retrouve dans les témoignages  des traces de cette écriture collective, mais surtout des lectures et des récitations faites en commun.

Cependant, peu de personnes donnent des informations personnelles (mis à part leurs noms et prénoms, leur âge et leur résidence)  ou des précisions sur leur situation professionnelle ; lorsque celle-ci est précisée, il s’agit presque toujours d’étudiants ou de professeurs, de personnes en relation avec le monde des Arts et des Lettres (écrivains, journalistes, peintres, musiciens, etc.). En fait, Les gens signent en changeant leur identité ou en utilisant une identité abstraite et vague telle que « un lecteur ou une lectrice », « un admirateur ou une admiratrice », « depuis Soria », « une ségovienne », un « habitant de Soria », « un poète et ami », « quelqu’un qui ne t’oublie pas », « quelques républicains de Séville », etc.

En ce qui concerne le type de documents, les plus nombreux sont ceux qui contiennent des dédicaces ou des remerciements pour sa vie et pour sa poésie et même pour lui demander, comme s’il s’agissait d’un saint laïque capable de réaliser des miracles, de trouver l’amour, de conserver son emploi, de guérir, de gagner de l’argent, de protéger et de prendre soin de leur famille, ou d’être un intermédiaire auprès de leurs défunts :

De notre part, inoubliable et éternel poète. Merci de nous avoir laissé ces vers,  Galerías, Campos de Castilla, Cartas a Guiomar…, pour nous montrer le côté tendre et beau des choses ; les mots de ta poésie pénètrent directement dans notre cœur pour y rester et ils nous ont insufflé une bouffée d’espoir qui nous permet de croire que tout n’est pas perdu.

Antonio : Mon fils porte votre nom. Aidez-le à réussir sa vie.

Laissez les mots s’envoler, pleurez sans craindre d’exprimer vos sentiments. Le souvenir de ta poésie nous enrichit, nous sommes fiers d’être les descendants justes et sensés de l’injustice que tu as subie.

A côté de ces messages généralement brefs, nos archives contiennent des lettres : aussi bien celles qui ont été déposées personnellement par les auteurs/eures ou par un intermédiaire dans la boîte à lettres, que celles qui ont été envoyées par courrier. Les lettres que reçoit Antonio Machado évoquent des expériences douloureuses et traumatisantes, comme le manque d’amour, la perte d’un être cher ou elles dénoncent la répression subie par des proches après la Guerre Civile en Espagne ou durant l’exil, mais on trouve aussi des réflexions intimes et profondes sur la marque laissé par l’œuvre de Machado dans la vie de ces personnes :

Cher Antonio : Il y a si longtemps que je n’avais pas lu tes vers ! […]. Demain je me rends à Collioure et je bouclerai enfin le cercle de ta vie. J’irai bientôt sur ta tombe et je te lirai un poème […]. Le réconfort que je sentais en lisant tes poèmes, le réconfort contre la solitude et la tristesse… A cette époque là, je ne trouvais qu’en eux la compréhension de mon âme […] et de ma mélancolie […]. Tu parvenais à me faire sentir moins seule, moins perdue, moins étrangère […].

Les compositions littéraires et musicales sont elles aussi très importantes. Bien que nous trouvions de nombreuses expressions de ce genre, du journal intime à la chanson, au conte ou au discours, le plus fréquemment, ceux qui se rendent sur la tombe d’Antonio Machado viennent avec des poèmes du poète copiés à la main, photocopiés ou imprimés, parfois même avec des livres et des revues dans lesquelles ils sont publiés  ou des brochures où sont réunis une sélection de vers, qu’ils lisent et récitent individuellement ou en groupe ; on trouve également des poèmes d’autres auteurs connus ou des poèmes que les visiteurs ont écrits pour lui ; les thèmes, les images, les figures et les tournures stylistiques de ces poèmes sont caractérisés par la forte influence machadienne et ils font de l’écrivain une source d’inspiration et le personnage central :

                        A Antonio Machado

Ce n’est pas le vent
Qui m’a amené,
Pas plus que le hasard :
Je suis venu ici uniquement pour te saluer.
Ce n’est pas le moment
De se souvenir des fleurs fanées,
Ni du couteau de l’année 39,
Car toi tu as déjà pardonné.
Je suis venu te dire
Que tout le long de ton chemin
Tes pensées ne sont pas tombées
Dans le désert gris
Des terres de Caïn.
Tu continues à vivre,
Tu n’es pas mort
Dans cette tombe !

Outre les messages, les lettres et les compositions littéraires et musicales, nombreux sont ceux qui, plutôt que d’écrire, préfèrent dessiner et offrir leur dessin au poète. La majorité de ces dessins, de qualité variable, ont un lien avec la  vie personnelle et professionnelle d’Antonio Machado ; on y trouve des portraits de lui, la représentation de certains de ses poèmes les plus connus et de certains moments de sa vie, surtout son exil et ses derniers jours à Collioure.

Les documents scolaires constituent un ensemble particulier en raison de leur importance  et de leurs qualités matérielles spécifiques. Les collèges, les lycées ou les centres éducatifs français ou espagnols sont très nombreux à se rendre sur la tombe d’Antonio Machado et ce déplacement est une activité scolaire, étant donné que l’œuvre machadienne fait partie – et espérons que cela dure- de leur curriculum. Il s’agit surtout d’élèves de lycée et ces visites s’inscrivent dans le cadre de leurs cours d’histoire, de langue et de littérature espagnole et de français. Parmi ces documents nous trouvons des exercices très différents : des notes, des travaux, des albums ou des travaux manuels et même des examens.

Enfin, nous aurions encore beaucoup d’autres documents ; il s’agit surtout d’objets écrits ou inscrits, que l’on ne peut ranger dans aucune des typologies évoquées, mais que nous avons réunis sous le nom d’ « offrandes » parce que tous remplissent cette fonction de don ou d’offrande offerte au poète comme marque de reconnaissance ou de souvenir. On pourrait y mettre tout ce que vous pourriez imaginer : des plaques autocollantes, des pièces de monnaie, des drapeaux, des décorations, des pierres, des branches, des petits sacs ou des boîtes contenant de la terre des villes machadiennes, des fleurs en toile et en papier, des vêtements et des accessoires, etc.

S’il est une chose que l’on puisse voir se refléter dans toute cette documentation conservée dans les archives Des mots dans le temps de la Fondation Antonio Machado de Collioure, c’est la façon dont les gens perçoivent Antonio Machado et comment ils comprennent, considèrent et interprètent sa production littéraire. Tous ceux qui écrivent quelques mots au poète pour lui rendre hommage, en parlent comme l’un des écrivains espagnols les plus éminents de tous les temps et dont la réputation a fait le tour du monde, mais aussi comme d’un grand maître dont la vie exemplaire leur a appris à être de meilleures personnes : un homme courageux, tolérant, juste, intègre, libre, combatif, sensible et surtout, « au bon sens du terme », bon. Ce qui est le plus important pour nous aujourd’hui et pour conclure comme nous avons commencé : comme un républicain qui ne renonça jamais à ses idées et qui resta au côté de son peuple jusqu’à la fin. Antonio Machado représente tous ceux qui durent fuir l’Espagne après la Guerre Civile et sa tombe est la tombe de tous les exilés, surtout de ceux dont on ignore, jusqu’à ce jour, où se trouvent leurs sépultures :

Mon grand-père est mort sur la plage d’Argelès, tout près d’ici. J’ignore où il est enterré et je ne peux lui apporter des fleurs ni lui rendre hommage. Il est mort en exilé, comme toi. Ta tombe pourra-t-elle me permettre de rencontrer mon grand-père ?

  1. « Hoy es siempre todavía »

Le 22 février 1959 de nombreux artistes et écrivains espagnols se sont retrouvés à Collioure, certains étaient des exilés, afin de commémorer le vingtième anniversaire de la mort d’Antonio Machado. Ce n’était pas le premier hommage public que l’on rendait au poète ; en effet, en février 1945 un acte semblable avait été célébré, avec L’hispaniste Jean Cassou en maître de cérémonie. Cependant,  l’hommage de 1959 eut un tel retentissement que de nombreux  historiens le considèrent comme l’une des rencontres les plus célèbres de la résistance intellectuelle au franquisme.

L’un des poètes qui participa à cet hommage de 59 fut Blas de Otero – le premier de la file en haut à gauche sur la photo -, qui parla de Collioure comme de l’ultime étape d’un pèlerinage littéraire, idéologique et vital que tout Espagnol se doit de réaliser une fois dans sa vie. Blas de Otero n’a pas pu voir nos archives parce qu’elles  n’existaient pas encore, mais il parla de Machado comme d’un poète immortel, qui continuait à vivre à chaque lecture de ses œuvres. Je ne puis qu’être d’accord avec lui, car tous les documents que nous conservons à la Fondation Antonio Machado de Collioure sont une relecture de sa vie et de sa poésie, et de ce fait, ils réalisent le miracle de maintenir Antonio Machado vivant dans nos mémoires.

Quelques jours plus tard à Paris où il assistait à d’autres actes organisés par la Sorbonne, Blas de Otero écrivit « Collioure, 1959 », où il évoque magnifiquement ce qu’il ressentit en voyant la tombe de notre poète, entouré d’amis – certains apparaissent sur cette photo – comme Agustín Goytisolo, Ángel González, José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Alfonso Costafreda, Carlos Barral, José Manuel Caballero Bonald, Germán Bleiberg, Manuel Tuñón de Lara, Jorge Semprún, Armando López Salinas, Luis Romero, Josep Maria Castellet et José Herrera Petere.

« Collioure, 1959 » fut transmis  par Radio Paris le 6 mars 1959 et publié quelques années plus tard dans des œuvres de l’écrivain de Bilbao,  comme  Ceci n’est pas un livre (1963), Qui traite de l’Espagne (1964) et Histoires feintes et véritables (1970). Je pense que vous serez d’accord avec moi pour penser que la meilleure façon de terminer cette conférence est que nous tous qui rendons aujourd’hui  hommage à Antonio Machado à l’occasion de ce 80° anniversaire,  partagions quelques- unes de ses paroles :

L’une des journées les plus cordiales et réconfortantes depuis de nombreuses années a été le 22 février dans les Pyrénées Orientales, face à la Méditerranée. Il est certain qu’une peine sourde élançait au plus profond : notre poète le plus grand, le plus aimé, s’est arrêté là, fidèle et serein jusqu’à la fin. Personne ne désire revenir ni raviver une autre triste époque de notre patrie. Personne, et moins encore les jeunes vies qui se sont battues depuis lors. Aucun d’entre eux ne se tourne vers la hache et la fracture. Tous regardent, désirent, exigent que renaisse un tronc unique. Ouvert à l’air libre d’une justice inéluctable. Comme l’avait toujours rêvé don Antonio Machado. Silencieux, riche de mystérieuse lumière, que sèche le cyprès et grandisse l’olivier.

                                                                                               Merci beaucoup.


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